03 juillet 2008

L'inaccessible étoile...


C'était un rêve de gosse. Et puis, un jour, ça s'est réalisé : je devenais socio de ma peña, élu à l'unanimité. J'avais 20 ans et je devenais "quelqu'un" dans le mundillo local. Rendez-vous compte. Mes études passaient au second plan, et les gonzesses n'existaient plus. Seul les toros comptaient. Je bouffais, pintais, dormais "toros" et je m'investissais aveuglément dans toutes les causes et discussions sur le sujet. Rien n'avait autant d'importance. Jours de férias, j'exposais fièrement le pañuelo qui me distinguait de tous et affichais clairement mon appartenance à la "cause", en toutes circonstances.
Autour de moi, mes compañeros me confortaient en ce sens, la "Fiesta Brava", ses principes y nada más : respect des tercios, respect de la lidia, respect du toro. Je lisais Popelin, Corrochano, Vidal, Navalón et l'incontournable Jean Pierre "El Tío Pepe" Darracq, auquel je dois tout. Autour de moi, l'Afición vivait et on l'entretenait vigoureusement. On n'avait pas une tune, mais on en trouvait toujours pour mettre 3 litres de "sans plomb" et filer à Vic ou Bilbao... Aux arènes, ça gueulait dès qu'un toro sortait "tocao" ou qu'un piquero zélé s'enfonçait lui-même au fond d'un morrillo trop mou. On se méfiait beaucoup des torchonnades des bellâtres à la mode, indispensables objets marketing pour les empresas en mal de "llenos", et on ne se gênait pas pour le faire savoir ouvertement. Généralement, ça finissait en coups de gueule avec les voisins qui n'entendaient plus "ce cher silence sonore du toreo" à cause de nos nombreuses invectives envers ce système. On était socios de la peña, et rien ni personne n'allait nous bouger.
On badait Victorino, on rêvait de peleas dantesques et on saluait Bonijol. Le Fundi mangeait la poussière et peinait encore à devenir ce qu'il est aujourd'hui mais nous, on le respectait, et on n'était pas nombreux. On courait à la moindre "concours" car il n'y avait que ça de "valable" pour tous ceux qui veulent "savoir". Partout, on affichait notre appartenance à la peña, garantie d'une afición certaine et d'une connaissance en la matière "bien supérieure à la moyenne", cela va de soi...
Les palcos nous craignaient, surtout le local, et on se faisait un plaisir de lui montrer qu'on était là, prêts à dégainer. On fustigeait les empresas, surtout la locale, pour souligner ce "manque de sérieux qui finirait par gangréner notre bien-aimée Fiesta Brava", et on prenait avec délectation des coups de bâton en retour, comme une reconnaissance de ce que nous pensions représenter. Moi, du haut de mes frêles 20 ans, j'étais au milieu de toutes ces épaules carrées, et je jubilais de tant de passion, tant d'impertinence et j'adhérais bien sûr pleinement à toutes ces causes perdues, ces batailles désespérées et je me donnais d'autant plus que je trouvais que leur inutilité les rendait belles.
On était des combattants de l'inutile et on partait en guerre contre rien, ou pas grand-chose... On nous prenait pour de doux rêveurs et on répondait qu'il n'y avait rien de plus grand que combattre malgré l'issue. On nous approuvait ou on nous haïssait, qu'importe, le tout était d'exister.
Et puis, le temps est passé par là. Toujours lui... J'ai pris quelques années, j'ai vu quelques courses supplémentaires et ramassé un peu de plomb dans la tronche aussi, enfin je crois... Je suis toujours socio de ma peña et j'arbore toujours mon pañuelo, les jours de féria. A la peña, je sers du rosé. Les comptoirs sont plus longs d'année en année, et les jambes fatiguent plus vite de tant d'allers-retours pour satisfaire le client assoiffé. On fait venir des groupes sympas pour animer les soirées et on demande souvent si la recette est "bonne"... histoire que les caisses ne désemplissent pas, cette année, et qu'on puisse profiter d'un beau voyage de fin de temporada. Les épaules carrées qui m'encadraient autrefois se sont un peu arrondies. Faut dire qu'on les voit de moins en moins, toutes occupées à serrer des pognes ou à répondre poliment aux diverses invitations locales ou officielles, enfin, tout ce qui a rapport à la convivialité et au bon ordre municipal. Les épaules carrées, aujourd'hui, c'est un peu des épaules de l'ONU, bien avec tout le monde, tant que ça sert le bien-être de tous. Les bonnes intentions, toujours...
Je les vois évoluer, naviguer et s'éloigner tous les jours un peu plus de ce qui nous animait autrefois. Mais peut-on leur en vouloir ? Ils sont pères de famille, commerçants ou notables, et aspirent à plus de sérénité. Après tout, que sont les toros, quand la fête est belle ? Oh, bien sûr, on aspire tous à un peu de reconnaissance... Ça fait plaisir, et puis, comme le disait Warhol : "On a tous droit à notre 1/4 d'heure de gloire." Le nôtre, ça peut se résumer à un palco par-ci, par-là... et des fois ça suffit à rendre les relations plus chaleureuses, à apprivoiser les tempéraments trop vigoureux ou passer un peu au-dessus des convictions. Alors pourquoi s'en priver ? C'est dans l'intérêt public, après tout, et ça fait pas de mal... "Et puis, tu sais, ça sert plus à grand-chose de gueuler, de toute façon, ça changera rien... Qu'est-ce que tu veux y faire ? T'as plus l'âge pour ça, dis-toi bien que c'est pas avec du Tulio que tu vas remplir..."
Et non, c'est sûr, c'est pas avec du Tulio que tu vas remplir... Soupir...
Les épaules carrées sont donc définitivement parties s'arrondir dans les locaux de la commission taurine municipale, parce qu'il y fait plus frais, que le vin y est plus fin, et parce qu'il est normal de faire la révolution à 20 ans et qu'il n'est pas normal de la faire encore à 40.
Bref, c'était peut-être ça, au fond, la quête de toutes ces batailles, le fruit de tous ces coups de gueule, le résultat de toutes ces bagarres et de tous ces regards de travers qui nous faisaient tant marrer, parce qu'on ne craignait rien ni personne et qu'on avait foi en ce qu'on défendait. C'était peut-être donc ça, leur graal : un petit fauteuil doré où la chemise reste blanche et bien repassée, où l'on est toujours rasé de près et où l'on sait mieux que n'importe qui ce que veut l'Afición, la gentille, la pas chiante, celle qui dit oui à tout, la vraie quoi. Et moi, comme dirait l'autre, je suis encore dans ma "période Popelin", un peu attardé sans doute, accroché à mes illusions idiotes, hirsute et mal rasé, l'esprit "U" en bandoulière, toujours pas de gamins, toujours pas notable, j'ai loupé le wagon et suis resté sur le quai, sauf que je vibre toujours pour Vic, Céret ou Azpeitia, pour les pitones terrifiants et les trapíos de respect, les mansos encastés et les désespérés qui se les cognent... Oui, c'est ça, je vibre toujours pour l'Afición des désespérés.
Aujourd'hui, c'est sûr, je les aime toujours mes amis aux épaules carrées devenues rondes, c'est juste qu'on n'avait pas la même "Inaccessible étoile"...
El Batacazo