Il fut un temps où des hommes portant nœuds papillons et moustaches en croc maniaient la plume comme d’autres le couteau. Parmi eux, un certain Laurent Tailhade, poète et pamphlétaire anarchiste né à Tarbes en 1854, qui semblait prendre un malin plaisir à collectionner les inimitiés et à enrichir sa collection. Un drôle de zig assurément, attachant aussi avec son goût prononcé pour la castagne sous toutes ses formes — il aurait participé à une trentaine de duels ! —, sa culture que l’on disait encyclopédique et sa passion pour les combats de taureaux à laquelle il a consacré un ouvrage, La corne et l’épée (1908). Ce dernier emprunte son titre au texte principal et en propose cinq autres, tous taurins, tous ciselés dans une langue incroyablement étoffée.
À la page 55 de la réédition de 1994, Laurent Tailhade s’essaie, non sans filet, à un exercice littéraire périlleux s’il en est, donner une définition du mot trapío : « Un taureau a le trapio (écrit ainsi et traduit par "élégance" en note de bas de page) lorsque son poil dru et luisant procure au toucher la sensation du velours. Il faut que les extrémités soient sèches, les tendons et les articulations d’un beau relief, le sabot court petit et rond, les cornes en demi-lune, fortes à la base, aiguës et noires à l’extrémité, la queue longue, svelte et bien fournie, les yeux noirs et vifs, les oreilles palpitantes et velues. »
Dans sa préface inspirée, Jacques Durand a beau nous rappeler que cette définition, « naturellement minimaliste » (p. 29), s’inspire très largement de celle de Paquiro (1836), il n’empêche qu’elle a le mérite de commencer par ces mots, « Un taureau a le trapio... ». Le procédé va vous paraître facile mais j’en profite pour re-prendre quelques "vérités", les miennes, comme ça en catimini : un toro aurait du trapío ou il n’en aurait pas, il sortirait avec ou il sortirait sans* (c’est le "novillo-toro" du lien précédent), trapío se suffirait à lui-même et sa traduction littérale n’existerait pas. Aussi, à quoi bon utiliser des expressions telles que "de grand trapío", "de trapío insuffisant", "d'un bon trapío", etc., quand on juge isolément un toro, sinon à entretenir la confusion, à exprimer la redondance ou à pousser l’aficionado dans un abîme de perplexité ? Un abîme pas si impressionnant que cela comparé à celui, sans fond, que notre poète découvre en se persuadant, dans un élan baroque, que le poil du toro avec du trapío procurerait « au toucher la sensation du velours » ! Mesdames et messieurs approchez, admirez et venez caresser ce splendide toro-toro de Dolores Aguirre !
* Exemple type du toro qui peut, à la rigueur, faire illusion au corral mais qui, une fois la porte du toril franchie, ne ressemble plus à rien. Le toro con trapío est rare, certes... mais faudrait voir à pas abuser !
Image Photo con trapío d’un Dolores Aguirre © Laurent Larrieu