Je quitte "Zahariche". J’ai regardé Antonio Miura raccompagner le petit roquet dans la cour du cortijo. C’est plein de chiens à "Zahariche", la plupart sont petits, tous aboient et se chamaillent ma présence. Les cercados du bord de route sont vides et brûlés par l’été annoncé dans le Diario hier. L’horizon n’est qu’un bleu sans nuance, implacable. Miura doit faire partie de mes obsessions. Je suis certain que je pourrais trouver une explication à ça dans ma jeunesse, dans ces années où l’afición ressemblait plus à un rêve lointain et souvent imprimé qu’à cette route que je prends aujourd’hui. Eduardo Miura est arrivé avec 10 minutes de retard. Son père était obsédé par l’heure juste et précise. Nous avons parlé de lui justement (son père) et de sa passion pour la photographie. Eduardo est sorti de son petit 4x4 en me montrant du doigt. Je me suis senti une cible facile, allez savoir pourquoi.
— ¿Campo y Ruedo?
Va pour "Campo y Ruedo". C’est moi, une partie en tout cas.
Au milieu des toros destinés à Bilbao, il m’a demandé si j’avais des questions à poser comme les autres journalistes qui venaient ici. J’ai pensé en moi-même que je n’étais pas journaliste. J’ai soupesé l’intérêt de lui poser ces questions et je me suis dit : "Bof." J’ai répondu que non, que je voulais seulement tirer le portrait de ses toros et causer des photos de son père. Peut-être ai-je été impoli — j’y ai pensé tout de suite — et avait-il réellement envie de répondre à des questions sur l’élevage. En cadrant un negro très Miura, j’imaginais ces questions auxquelles il devait être confronté toute l’année : "Ils sont méchants vos toros ? Pourquoi marquez-vous en haut ou en bas de la cuisse ? Le chiffre 13 est-il vraiment interdit ici ? Ils ont une quatorzième vertèbre vos toros ? Une deuxième queue, six cornes et dix-huit yeux ?... Vous aféitez vos toros ?" Oups, celle-là, non.
Eduardo Miura m’a fait forte impression. Il ressemble à son père. Physiquement. De tête. Eduardo Miura parle peu et ça tombait bien. Ça donne une chance au silence. Eduardo Miura ne prend aucun risque au milieu de ses toros. Tout indique qu’après une vie dévouée à créer les Miura, Eduardo Miura continue d’éprouver de la crainte à l’égard de ses toros. Ça m’a rassuré, non pas pour ma sécurité personnelle mais parce que j’ai pris conscience que pour certains ganaderos les taureaux de combat n’étaient pas anodins. Ça se perd, il suffit de lire Aplausos en se goinfrant de chips Lays. Il m’a dit que son père était un grand photographe et il a dit ça avec fierté, d’une voix qui ne laissait pas de place à l’hésitation. En entrant dans la maison, il a tendu le doigt vers un noir et blanc en contre-jour et m’a indiqué que c’était son père qui avait fait cette photographie. On y voyait le vieux mayoral assis avec à ses pieds un petit chien et à sa droite, en arrière-plan, la tête d’un cheval. Eduardo Miura a pris du temps pour m’expliquer que cette photo était vraiment bonne, son doigt a glissé sur l’encolure tendue du cheval, sur le détail du petit chien qui se percevait à peine en bas à droite, sur la maîtrise du contre-jour. J’ai acquiescé sans tricher. Je l’ai trouvée belle cette photo campera. J’ai acquiescé aussi parce que de toute façon j’aurais acquiescé à ce qu’il me disait. J’ai toujours acquiescé aux paroles des ganaderos que j’ai croisés depuis quelques années. Je me suis toujours senti gêné ou au mauvais endroit quand l’un ou l’autre de ces éleveurs affirmaient d’un ton souverain et péremptoire des idées ou des théories que je ne partageais pas en tant qu’aficionado. Mais j’acquiesçais tout de même, par politesse me suis-je toujours dit. Avec l’âge, pourtant, je sais que ce refus de contredire témoigne d’un manque évident de goût du débat oral, la lâcheté en embuscade. Ce n’est pas moi qui vais expliquer à celui-là qui est né au milieu des toros, et qui doit les vendre, que les fundas sont à la ganadería brave ce que les knacks sont à l'art culinaire, que trop de toros tue le toro, que sa femme cuisine mal et que les clébards hargneux faudrait penser à les occire vite fait bien fait. Je préfère m’écarter quand j’en ai l’occasion, penser que je suis bien, là, au milieu des toros, au long d’une route que je ne cesse d’attendre. Avec Eduardo Miura, j’ai acquiescé sans tricher. Il a voulu me présenter son frère Antonio qui paradait au loin avec une manade de cabestros. Pour le prix d’un frère, j’a eu droit à toute la famille ou presque. Comme si le portail d’entrée me tombait sur le râble d’un coup. La femme d’Eduardo rentrait des courses avec le fiston, l’héritier, le suivant, l’espoir, la route qui continue. Il s’appelle Eduardo. J’ai acquiescé, là aussi, tout en pensant en mon for intérieur que l’originalité n’était pas à la fête dans ces familles de traditions et d’héritage. Eduardo est jeune mais il m’a semblé porter le poids de tout ce qui va venir — les épaules lui tombent un peu déjà. Antonio a pénétré dans le salon d’un pas alerte et frais, bien qu'il fît déjà très chaud. J’avais devant moi la famille Miura, et autour, sur les murs, le "Grand conseil des sages". J’ai pris une photo merdique comme un touriste qui veut garder un souvenir de la Tour Eiffel ou de l’Arc de triomphe. J’ai juste cadré, mais mal. Ils ont voulu prendre une pose natural, le torse bombé, le regard droit, le chapeau bien vissé. On a causé un peu de moi parce qu’ils voulaient savoir ce que je faisais là, finalement, à Séville, en août quoi. Antonio aime Séville au mois d’août pour y boire una cervecita au frais d’une de ces terrasses où les rideaux roulants vous balancent gentiment de l’eau en crachin brumeux, Eduardo a évoqué la crise actuelle. J’ai acquiescé aux deux dans un sourire sans tricherie. Je n’aime pas la bière. Eduardo roule en Jaguar.
>>> Retrouvez une galerie consacrée à la ganadería de Miura (corridas de Bilbao et Nîmes) sur le site www.camposyruedos.com, rubrique CAMPOS.
Photographies Un Miura pour Bilbao 2011 et le "Grand conseil des sages" à "Zahariche" © Laurent Larrieu / Camposyruedos.com