— Ça y est ! On est en Espagne !
— Y sont où les toros ?
La carte ne m’avait pas prévenu de ça. Même écrit petit, c’était pas écrit. Faut expliquer maintenant. Expliquer que la route elle est très très grande et très très longue et que les toros ils sont tout au bout de la route qui est très très longue et qu’en plus les toros y se cachent sous des grands arbres parce que les toros ils aiment bien qu’on leur fiche la paix. Faut trouver les mots et c’est pas évident.
— Mais c’est où qu’y courent les toros ?
Pas à Biriatou... non, pas à Biriatou.
Si les toros ne naissent pas à Biriatou, les radios françaises y meurent. Biriatou, à chaque fois, l’œil perdu sur une enfilade de culs de camions et de néons roses aux courbes érotico-kitschs, c’est l’entrée dans un monde musical inaudible, un cosmos que seuls les magasins Bershka perpétuent à l’envi pour de jeunes adolescentes au short à la taille inversement proportionnelle à celle de leur mèche de côté et à l’allure scientifiquement dégingandée ; Biriatou, c’est Gaztea. Je n’ai aucune idée de ce que signifie ce nom de radio et allez savoir pour quelle raison je ne capte, à chaque fois, que celle-là : Gaztea. À force, cul de camion après club, club après néon, radar après radar, je m’y suis habitué. Et je laisse Gaztea. Quelque part, ça raccroche au monde actuel, à une certaine réalité mais je me suis laissé dire un jour, en passant par Biriatou — mais fait-on autre chose que seulement passer à Biriatou ? — qu’il y avait deux catégories d’êtres humains : ceux qui coupaient Gaztea et ceux qui laissaient Gaztea. J’ai baissé la garde et maintenant je fais partie de la seconde catégorie même si je reste persuadé que la catégorie la plus nombreuse est celle qui écoute un CD en voiture. Je suis incapable d’en tirer des conclusions sur moi-même (le fait que j’écoute Gaztea), c’est ainsi.
— Papa, y sont où les toros qui courent ?
— Oh ! Loulou, écoute ! C’est Shakira, c’est « Waka Waka » ! T’aimes bien toi Shakira...
— Uiii.
Je crois que je tiens le début d’un semblant de conclusion sur moi-même.
À chaque passage ici, dans un virage à gauche sur la deux fois deux voies, je lui dis la même chose. Je m’en rends compte en le lui disant mais elle a la délicatesse de ne jamais me le faire remarquer. Ma femme a énormément de délicatesse à mon égard, en particulier lorsque que je suis au volant. Parfois, je me demande si cela ne trahit pas une angoisse fort bien dissimulée toutefois. Bref.
— Putain, ils n’ont même pas fait l’effort de donner un nom à cet hôtel !
Hostal Salida 2. Plus glauque y’a pas. Même leurs clubs couleur stabilo ont des noms. Ça donne un style, un genre, un semblant de vie réelle, de vie tout court, une poussière d’ailleurs. Les putes s’évadent un peu. Club Elvis, c’est les states ; le King, c'est Hollywood, la vie de star, l’alcool, la drogue, l’usure mais ça elles l’ont déjà, tout bien considéré, et puis il suffit d’un poster accroché au mur délavé et mité pour ne plus prendre conscience des remous saccadés et pleins d’une haleine de nuit sans fin du gras velu de José ou de Juan, ou des autres. Ça coûte pas un bras de foutre le camp, ne serait-ce que cinq minutes. Salida 2, c’est final de trayecto, sapin et Burgos en panoramique. J’ai des rêves pas chers mais là faut pas pousser.
— Ici, Loulou, les toros courent pas. Y regardent même pas !
Madrid somnole en août et nombre de bars et de tiendas affichent porte close pour « vacaciones ». Les flics ne chôment pas eux sur la Puerta del Sol inaccessible à partir de 19 heures. Le pape débarque dans quinze jours et il serait tout de même inopportun que ce sympathique octogénaire teuton puisse voir son séjour gâché par le mouvement des Indignés, qui n’ont rien trouvé de mieux pour emmerder les touristes que de s’installer depuis des semaines sur la Puerta del Sol pour déclamer dans la solidarité et sous un soleil de plomb tout leur mécontentement d’une crise qui les laisse les bras en croix, saignants de misère. En passant à côté d’un guardia civil brun ténébreux, la couille fière, j’ai supputé l’idée d’aller l’encourager dans sa mission de nettoyage de l’indignation mais je me suis juste contenter de lui demander si par hasard il ne savait pas où était le tabac le plus proche, car il était temps pour moi de trouver quelques clopes question de soulager mon anxiété face à la crise mondiale. L’angoisse des lendemains qui déchantent se partage assez bien. Je lui ai demandé ça de manière très polie comme j’ai toujours coutume de le faire quand il s’agit de représentants de l’ordre public. Clope au bec, le poumon frétillant, je me suis senti tout à coup très solidaire des Indignés. Ça coûte pas grand-chose finalement une B.A. En contemplant le spectacle rare d’une Puerta del Sol vide et seulement militarisée, j’ai pensé que le pape n’aura rien à redire du boulot accompli. Tout se passera bien dans quinze jours.
En rentrant, après avoir flâner sur Gran Vía pour m’imprégner encore plus de cette crise, j’ai lu Aplausos en grignotant des chips Lays parce que, même si c’est la crise, il est parfaitement hors de question que je sacrifie la qualité de mes chips. Les Lays sont les meilleures ! D’après eux (les journalistes de la revue de Valence), c’est vrai qu’il y a crise mais José Tomás va sauver le monde. Je ne suis pas bilingue-bilingue mais c’est en substance ce qui était raconté. En achevant le paquet de Lays (je n’étais pas seul dessus), j’étais rassuré et la crise et tous les Indignés me tracassaient moins l’esprit. J’ai regardé loulou, qui attend toujours de voir courir les toros, et ses sœurs, et je me suis dis qu’avec José Tomás qui va sauver le monde, ils ne craignaient plus grand-chose mon Loulou et ses sœurs... À moins que José Tomás ne soit pas Dieu et, dans ces conditions, ça va être un triste bordel sous peu, sans néon couleur stabilo. Mais je n’y crois pas !
Jeudi
Il doit faire 40° C à l’ombre. Le vent est une invention à penser en ces lieux. Aujourd’hui, Dieu ne torée pas. Point.
La nuit madrilène est constellée d’un bruit lassant, insupportable à la longue et parfaitement antinomique de ce que l’on peut attendre d’une belle nuit d’été en Espagne. Depuis notre arrivée, un incessant ballet d’hélicoptères crépite dans le ciel madrilène et la capitale prend les atours somme toute peu agréables d’une cité sous surveillance permanente. Madrid s’endort dans l’anxiété de ces miradors grésillant qui recherchent quoi ? Qui ? Pour protéger qui ? Je me pose trop de questions. Ça doit être Ellroy, les dommages collatéraux. Le pape peut venir, tout est prêt. Même le ciel de Madrid est propre mais je me dis en tirant sur le dernier taf de la dernière clope du soir que c’est bien normal d’avoir aussi pensé au ciel quand il s’agit de Dieu. Avec un soupçon de sarcasme, je l’avoue, j’ai pensé en mon for intérieur qu’ils pouvaient bien récurer même les cieux, de toute façon, les voix du Seigneur sont impénétrables... Enfin c’est ce qu’on dit ; j’ai pas été vérifié.
En me couchant, j’ai regretté de ne pas avoir fait un saut à l’exposition de photographies de Cristina García Rodero au Círculo de Bellas Artes de Madrid. Je me console avec un montón de photos de fundas dans Aplausos. Tiens, il paraît que le toro de Victoriano del Río serait le toro du XXIe siècle. Je n’arrive pas à me décider si je suis heureux de l’apprendre. Je me dis, avant de fermer les yeux, un brin inquiet quand même, que j’ai du mal à faire des choix dans la vie.