Sur le chemin de la fin de journée, femme et filles récupérées et commentant avec force aigus la chaleur maintenant agréable et les extraordinaires trésors de la production textile internationale que recelait ce centre commercial, je me laissais aller à cette idée qu’il y avait deux catégories d’êtres humains : les touristes et les autres. Autant dire que j’ai rapidement pris conscience que la seconde catégorie était la plus nombreuse en ce bas monde, et dans des proportions scandaleusement inégales, et je ne sais pas si cela m’a rassuré étant donné que s’ils n’étaient pas des touristes, ils devenaient par voie de conséquence des autochtones hautains, parfois gominés, parfois voleurs, parfois crevant la dalle, parfois faussement souriants, souvent trop nombreux.
J’ai doublé un camping-car Fiat Ducato d’une longueur de 6,99 m et d’un poids de 3,5 tonnes modèle 2011 immatriculé en Suisse et qui s’évertuait à rouler en-dessous de la vitesse autorisée. Je n’ai pas pu retenir mon courroux et l’ai copieusement harassé de mots peu amènes mais que je considérais comme fort à propos. Ma femme a tourné la tête vers moi et j’ai lu dans ses yeux qu’elle ne partageait pas mon point de vue sur la Confédération helvétique moderne. Son regard s'est mué en un radieux mélange de réprobation choquée et du bonheur d’une fin d’après-midi particulièrement réussie. Elle venait de faire l’acquisition de fripes soldées, indispensable à sa garde-robe et flottaient donc dans ses yeux les restes de ce moment extatique. Je n’ai eu qu’une fraction de seconde pour me faire cette réflexion que le bonheur des femmes ne tenait qu’à un fil, de coton ou de soie.
— T’es chiant de hurler comme ça. Je te signale que tu es aussi un touriste ici !
Sur le coup, ça m’a cloué, je dois l’avouer. Mais j’ai réagi plus vite qu’un retour de Saltillo encasté.
— Non ma loutre d’amour, je ne suis pas un touriste comme eux. Eux viennent pour consommer, pour bouffer du pittoresque, des castagnettes et des couilles de toro en sauce même si ça les écœure. Moi, je fume des clopes pour être solidaire des Indignés, je n’essaye pas de sourire à tous les indigènes, je n’essaye pas non plus de leur causer deux mots d’espingouin, je reste dans l’appart' avec la climatisation et je regarde juste le ciel bleu qu’on n'a pas chez nous ! Et toc, me dis-je.
— Et tu te trimballes pas peut-être avec un Nikon en bandoulière, deux même parfois ? Et tu ne portes pas des tongs peut-être ? Et les prunes que tu as achetées ce matin en rentrant de chez Miura, elles n’étaient pas "quand même beaucoup plus savoureuses que chez nous" ?
Je déteste ça. Je me suis tu jusqu’à Triana. Le tourisme m’a écoeuré toute la soirée. A la télé, ils ont diffusé en boucle des reportages dans lesquels des touristes bavaient tout le bien qu’ils pensaient de leur vacances et de leurs hôtes. Ils ont même interviewé des Suisses. Des Suisses !
Je n’ai saisi le sens profond de la remarque de ma loutre d’amour que quelques jours plus tard à Madrid. Ce soir-là, à Séville, croquant mes Lays sans entrain, ce qui est rare chez moi, je ne savais pas encore. J’avais prévu d’aller assister à la novillada d’Alcurrucén à Las Ventas le dimanche suivant. Novillada d’août à Madrid, peu de monde, places pas chères et cacahuètes grillées.
Ils étaient tous là ! C’était fait exprès. A la taquilla : des moines, des Japonais par convoi, des Anglaises rosies, des Birmans avec un peu de chance. Sur les gradins : cris et hurlements à l’entame du paseo, applaudissements à tout rompre à la sortie du premier novillo, les Japonais étaient particulièrement en verve, sortie anticipée pour deux Danoises à la mort du second. A un moment, un indigène du tendido 7 a claqué des mains pour demander le cambio d'un utrero et tous, tous, ont repris en chœur, même les moines, j’ai regardé. On aurait pu faire indulter toute la course avec un minimum de volonté. Ils étaient tous là. Le tourisme et les JMJ me revenaient en pleine gueule. J’ai décidé de ne pas voir au début. Je me suis concentré sur la course et sur Loulou qui contemplait les "nules" et les picadors. Il était à Las Ventas, c’était sa première course. J’étais ému mais je ne l’ai pas montré. Il avait trouvé le bout du chemin des toros quelques jours auparavant, demain matin en réalité, chez Prieto de la Cal. J’ai regardé Loulou admirer les novillos et les "nules", les touristes et les locaux n’existaient plus.
En quittant les arènes, la nuit allait être lourde une fois de plus, ils sont revenus à moi dans les escaliers. J’ai senti que ma femme n’avait pas tort au fond, je portais des tongs comme eux et un Nikon se balançait sur ma panse adepte des chips Lays. Un jour un pote dans ma jeunesse m’avait dit que nous étions tous le "con" d'un autre. Je dois bien être le touriste de quelqu’un.
Demain matin, Loulou aura achevé la très très longue route des toros. En fait, elle ne fait que commencer pour lui. Les Prieto de la Cal l'attendent.
>>> Retrouvez une galerie consacrée à la novillada d'Alcurrucén lidiée à Madrid le dimanche 14 août 2011 sur le site www.camposyruedos.com, rubrique RUEDOS.