Je me rapproche des toros qui courent au bout de la très très longue route. Direction Sevilla. Il y a une chose qui m’a toujours intrigué en Espagne, au-delà bien sûr de l’incapacité généralisée de ce peuple (on pourrait tergiverser des heures sur la notion de peuple concernant les Espagnols mais la route défile et la caravane passe) à prononcer correctement le moindre mot de français et de leur propension, elle aussi généralisée, à faire de leurs entrées de villes et de villages un hymne grunge et déconstruit à la ferraille et au béton : le nombre presque indécent de stations-services le long des autovías. À croire qu’ils la boivent avec des glaçons dans la hierba, leur essence. De la route, certaines sont tellement seules dans l’infini du vide qui les entoure qu’on les dirait accrochées aux fils électriques que supportent encore de vieux piliers de bois. Elles sèchent au soleil qui ne pardonne rien, encore moins la solitude. Ça ressemble à quoi la vie d’un pompiste de Monesterio ? Je suis sûr qu’il ne regarde que la route devant lui sans jamais se laisser aller à jeter un œil derrière, vers les champs sans limite de son isolement. Quand on ne fait que passer, que jeter un regard à 130 km/h, ça a presque le charme désuet de ces photos désaturées de la Route 66, l’Amérique en moins, l’Ouest toujours plus loin... surtout pour le pompiste de Monesterio.
— Chérie, prends-moi ça en photo s’il te plaît.
— Mais y’a rien là, tu veux que je prenne quoi ?
— Le rien mon amour, le rien, justement !
Elle a pris la photo en souriant, la délicatesse et la lumière oblique du soleil caressaient son visage en douceur.
— Merci chérie... ai-je glissé dans un murmure en forme de baiser.
En passant devant ces stations terrains vagues, je repense aux mots d’Alain Montcouquiol. Il attend un mayoral au comptoir d’un bar station-service et raconte à la caméra, ou au type de derrière, que c’est souvent comme ça le campo, qu’il faut se rendre dans ces lieux brumeux et faits de rien pour attendre les toros. Mais j’aime bien ces endroits sans chic, que personne ne regarde avec réelle attention et parfois même bien dégueulasses où de grosses tarlouzes laissent des messages indécents sur les portes aux camionneurs de passage en oubliant de tirer la chasse et de pisser dans le trou. J’aime bien ces endroits car ce sont les premiers où l’on s’arrête en prenant la route des toros. Ce sont les premiers cafés qui pour certains s’apparentent définitivement et criminellement à des hydrocarbures mal raffinés, les premiers mots d’une langue que comprennent les toros, les premières viennoiseries rances — torturées au sucre et dont je suis souvent le seul à me délecter parce que j’adore engloutir ces horreurs certainement cancérigènes et encore plus sûrement industrielles —, les premiers pincements du vent glacial l’hiver du côté de Burgos, les premiers regards éclairés des copains qu’on n’a pas vu depuis six mois, les premiers vagues à l’âme d’avoir laissé Loulou, ses sœurs et de t’avoir laissé, toi. Décidément Loulou, la route des toros qui courent est vraiment très très longue et, décidément, les toros aiment se cacher sur les cartes ou dans le vide.
Pas d’Indignés à Séville. Les flics regardent les touristes leur tirer le portrait avec des calèches tristes en arrière-plan. Ici, l’indignation s’arrête à 40° C. Au-delà, c’est du suicide et l’on a encore trop à perdre pour y jouer sa vie. Les révolutions modernes s’arrêtent à l’entrée du Corte Inglés. Calle Sierpes, je me dis qu’il serait temps de penser à me racheter des clopes et même si les Indignés sont absents, je tiens à mon moment de solidarité. Elles sont moins chères ici malgré la hausse de ces dernières années. De quoi se plaignent-ils dans ce pays ?
Séville est atone. En avril, la Nodo grouille et boit et chante et se regarde le nombril sous des costards parfaits et des robes à pois. En août, elle sue les excès du printemps et se regarder le nombril, activité qu’on dirait inventée ici même, lui demande plus d’efforts qu’à un manchot pour se gratter le bouton de moustique. Les rues sont des déserts fermés de grilles de boutiques, les trottoirs fondent, le bitume bout et l’on parle moins fort. Le cours de l’ombre est au plus haut mais la confiance des marcheurs égarés est pourtant loin d’être palpable.
J’ai été heureux de retrouver les photos d’Aitor Lara sur la façade de la FNAC. C’est beau une belle photo. Ce gitan dont la barbe dévore les doigts, les ongles et la clope, ¡joder! On dirait un Goya période nuit noire et rêves de ténèbres. J’ai pris une photo avec un lampadaire devant. J’aime bien quand quelque chose gêne le regard pour ainsi dire. À moins qu’il ne le guide ? Je ne sais pas. J’ai du mal à faire des choix, moi. Je vais m’en griller une tiens. La fraternité ne tient qu’à un fil je me dis.
J’ai acheté le journal parce que c’est dimanche. Le Diario de Sevilla parce que je suis à Séville. Les choses sont simples parfois. Ils annoncent de la chaleur pour la semaine. Je regarde avec toute la bonhomie dont je suis capable quand j’ai chaud le bouton vert qui m’indique que la climatisation est en marche. Page 54, Morante de la Puebla et Manzanares ont ébloui les arènes du Puerto de Santa María et un Cuvillo a eu l’honneur d’une vuelta al ruedo. Le toro du XXIe siècle ? Victoriano ? Cuvillo ? Je sens que je ne suis pas prêt pour ce genre de choix.
Je termine Ellroy. Bucky Bleitchert en termine lui avec Le Dahlia noir. J’ai traversé l’épreuve sans grande difficulté finalement et puis j’aime bien ces histoires d’obsession. Loin du "L.A." d’Ellroy ou de la grosse pomme de Selby junior (lire Le Démon), je ferme le livre en me demandant quelles sont mes obsessions à moi. Mais ça ne se livre pas comme ça une obsession. Une obsession ça se cache, ça se dissimule, des fois ça ne dit même pas son nom. D’autres fois, le plus souvent en vérité, c’est nous qui évitons de lui donner un nom ou de la faire remonter à la surface de notre vie quotidienne, notre obsession. Les toros ont quelque chose qui relève de l’obsession, je le sais aujourd’hui. "Le venin" de Fernando Palha. Elle s’accroche à moi cette remarque comme un goût trop fort envahit le palais et fait son siège sans pitié. Je la mâche depuis quelques années sans arriver à l’avaler complètement parce que je me demande où cela mène à la fin. Si c’est bon ou si c’est mauvais. S’il faut s’en inquiéter ? Si ça s’arrête un jour ? Je m’interroge parfois : doit-elle me mener quelque part ? Pourquoi faudrait-il que je trouve une utilité, un sens ou une simple direction à cette obsession ? C’est peut-être mieux et c’est peut-être même plus sain d’arriver à accepter que les toros m’obsèdent et point. Je me laisse porter, soumission acceptée. La passion, j'avais oublié que la souffrance la faisait tenir debout.
Photographies Une station-service quelque part et la façade de la FNAC de Séville avec les photos d'Aitor Lara © Isabelle et Laurent Larrieu / Camposyruedos.com