Après le Campo Charro, Fuentes de Oñoro et sa frontière lunaire, le Portugal, direction Porto, désormais par l’autoroute, mais depuis peu. Avant, c'est-à-dire il y a encore deux ans, c’était la terrible IP5, notoirement meurtrière, cabossée, impraticable juste après la frontière, tourmentée et vicieuse à partir de São Miguel da Guarda.
Et puis il faut bien dire que les Portugais au volant, c’est un monde. Les doubles lignes blanches n'y peuvent rien. Le Portugal, ses incendies et ses fous du volant, son IP5. Voilà pour le côté obscur de la chose.
IP5, prononcer "I Pé Cinco". Itinéraire Principal, direct en enfer.
Mais après l’enfer, au bout de la route, après l’itinéraire principal numéro 5 : Porto, émouvante, intemporelle et entêtante pour qui veut bien se donner la peine de la découvrir, l’apprivoiser, la comprendre pour rapidement en tomber amoureux. Porto... Douro, Vinhos, Noval, Niepoort, Solar, Vila Nova de Gaia, Cais, Eiffel, Siza...
Jacques Maigne, que vous connaissez sans doute pour des écrits plus taurins, a commis il y a trois ans, pour le compte de la revue Géo, un superbe texte sur Porto, tellement juste pour qui connaît la ville. Et Jacques nous fait l’amitié de le partager ici avec nous. Alors profitez bien, Porto...
Le jeu de piste s’ouvre aux abords de la place de la Liberté et de la mairie, à la dérobée des immeubles cossus d’inspiration castillane. Dans le saisissant décor années trente du café Guarany, les indiens amazoniens peints par Graça Morais, artiste renommée, dévisagent des clients solitaires plongés dans la lecture des journaux. Bulle feutrée, luxe discret. A trois rues de là, dans les allées de Bolhão, forum nourricier de la ville haute, les marchandes de fleurs et de coquillages se houspillent à grands gestes. Elles sont les figures respectées de ce beau marché XIX°.
Aux étals de boucherie, on vend jusqu’aux cous et pattes des poulets, mais ce sont les tripes qui sont à l’honneur. Normal, c’est l’un des plats emblématiques de la ville, à l’origine du surnom des habitants, les « tripeiros », les tripiers. Vieille histoire. Epoque des conquêtes ultramarines d’Henri le Navigateur, héros local, où les « portuenses » offraient aux équipages en partance toute la viande disponible et se contentaient des carcasses et des abats.
Ce surnom, ils en sont fiers et les Lisboètes, ces « poètes » du sud qu’on appelle ici « mouros » (maures) ou « alfaçinhas » (petites laitues !), peuvent les railler à loisir. S’en moquent. Porto n’est pas une cité au charme alangui qui, à la manière de Lisbonne, l’éternelle rivale, cultiverait la nostalgie des océans perdus. Les « tripeiros » sont des travailleurs acharnés, des pragmatiques, des gens simples, directs, fidèles en amitié et tout cela leur convient. Et puis, cette saison encore, le FC Porto, ancré dans son stade du Dragon, domine le championnat de foot et tient à distance le Sporting Lisbonne. « Benfica, on n’en parle même pas ! » tranche Nelson, le vieux serveur de la Casa Antunes, rue do Bonjardim. Nelson entame sa trente-septième saison dans ce restaurant familial et Nelson est un artiste, un vrai, un de ces serveurs inspiré ailleurs disparus depuis des lustres.
Il conseille la morue aux oignons ou alors le jarret de porc au four « pour reprendre des forces ». Sa ville à lui, elle est ici, dans cette salle blafarde et chaleureuse où tous les habitués le saluent avec déférence. Porto regorge de ces petits lieux conviviaux et rassurants, ouvertement démodés, où se perpétue en beauté un art de la table ancestral. Roboratif.
La foule déborde des trottoirs, rejoint la rue Santa Catarina, l’axe piétonnier et commerçant, s’engouffre dans les allées d’un centre commercial mille fois vu ailleurs, envahit la terrasse du Majestic, la brasserie chic, et croise sans les voir des mendiants d’un autre âge dont ce vieux violoniste aveugle vissé au beau milieu de la chaussée.
Au delà des murs d’azulejos bleu fané de l’église São Ildefonso, la place da Batalha, pourtant largement remodelée, bascule sans prévenir dans les années cinquante. Les boutiques, la façade flétrie d’un cinéma, les pigeons sur les fils mais aussi l’allure même des passants... tout renvoie à des souvenirs de films anciens. En noir et blanc. Rue Cima da Vila, où des prostituées felliniennes se forcent à sourire à l’entrée de bars rougeoyants, c’est le Barrio Chino barcelonais qui émerge à l’improviste. Un peu plus bas, la peausserie O Crocodilo, elle, résiste contre vents et marées. Tomas de Almeida, le propriétaire, a sauvé à deux reprises son caïman du Brésil de quatre mètres de long suspendu au plafond. En 1990, les agents du fisc ont voulu saisir le monstre naturalisé au nom d’une circulaire européenne sur les espèces protégées. Quelques années plus tard, c’est la société Lacoste qui a exigé en vain un changement de nom et d’enseigne. Anecdote, oui, mais les « tripeiros », doux et discrets par nature, n’ont jamais aimé qu’on leur force la main.
Longtemps fief d’une bourgeoisie commerçante et libérale, métropole industrielle et ouvrière, Porto a toujours résisté, dans son histoire, à toute forme d’oppression (révolution de 1820, lutte contre les Espagnols puis les Français, opposition au régime de Salazar). Sans le crier sur les toits.
Dans la salle des pas perdus de la gare de São Bento, la foule gonfle à nouveau puis se disperse comme nuée d’oiseaux dans les ruelles proches. On se laisse porter par la vague, d’abord hésitant puis vaincu. Sous le charme. L’imposante cathédrale da Sé, la Torre de Clerigos, églises historiques, sont des sémaphores de granit où se glissent à toute heure des femmes pressées et silencieuses. Sur l’esplanade proche de l’université et du palais de justice, des tablées d’étudiants chahutent au café d’Ouro, plus connu sous le nom de Piolho. Foyer intellectuel et havre de toutes les conspirations durant la dictature de Salazar, ce bar historique vient de renouer avec les « tertulias », débats publics et enflammés.
Au fil des ruelles et de rencontres brèves, toujours souriantes, cette ville haletante, à la fois granitique et vaporeuse, distante puis d’un coup familière, reste nimbée d’un voile flou. Est-ce l’effet de la fatigue ? On a peu à peu l’illusion de remonter le temps, de frôler à la toucher la ville d’avant, la ville intacte. Rua das Flores, la déambulation prend des accents irréels.
Derrière la porte de cette boutique d’articles religieux, la vendeuse somnole dans la pénombre parmi des statuettes de vierges et saints aux couleurs criardes. Sur le même trottoir, la librairie Chaminé da Mota est un extravagant cabinet de curiosités, une caverne d’Ali Baba dont les sous-sols recèlent des dizaines de milliers de revues, de gravures, de vieux livres introuvables. Sur la place proche où pavane la statue d’Henri le Navigateur, le palais de la Bourse, lui, en rajoute. Le salon arabe du premier étage, inspiré dit-on des palais nasrides de l’Alhambra de Grenade, c’est l’orient kitchissime. Et, coup de grâce, à une encablure, l’église São Francisco vous saisit dès l’entrée dans son délire de bois dorés qui submerge les piliers, la nef, ruisselle sur les autels, enserre un arbre de Jessé en bois sculpté, gigantesque, vertigineux.
Point d’orgue du baroque portuense, ce décor fou, réalisé en 1753, avait alors nécessité l’usage de 210 kg d’or à 22 carats...
L’église cousue d’or, fermée au culte pour éviter sans doute de choquer les fidèles, est à elle seule parabole. Le baroque et la mouise. On est au cœur de la ville d’origine, au beau milieu des quartiers qui jouxtent les quais du Douro, si touristiques. Andreia Costa, étudiante en architecture, évoque d’une voix frêle le déclin du centre historique et la pauvreté, la survie, la solidarité de tous ces gens modestes, protégés par une loi qui bloque les loyers depuis les années cinquante. Elle décrit leur vie de « naufragés », au beau milieu du périmètre classé depuis 1996 au patrimoine mondial de l’UNESCO, à deux pas des vitrines pimpantes du quai de la Ribeira, là où resplendit le fameux pont métallique Dom Luis Primeiro, joyau de l’école Eiffel. Pour elle, pas de doute : ce « télescopage » est bien à l’origine des « émotions du vieux Porto ».
C’est tout le paradoxe du grand port du nord, son étrangeté, sa poésie aussi. En dix ans, Porto l’industrieuse, la pudique, s’est pourtant métamorphosée. Nouvel aéroport futuriste, métro au design parfait, Casa da Musica tombée du ciel, d’ores et déjà considérée comme une des meilleures salles du monde, promenade maritime totalement rénovée à Foz de Douro... « Ma ville provinciale est devenue européenne » admet Andreia. « Mais ce n’est qu’une apparence » rectifie-t-elle aussitôt.
Porto multiplie les ruptures de rythme, de ton et se révèle pas à pas, au jour le jour, au rythme ralenti des « rabelos », les voiliers qui transportaient jadis les vins de la vallée du Douro. Le jour décline le long du fleuve et le petit tramway à sièges cannés se rapproche de l’embouchure dans des crissements métalliques. A São João da Foz, les ruelles pavées, bordées de petites maisons colorées, perpétuent le charme de l’ancien quartier des pêcheurs. Village replié, silencieux. Rua das Motas, un café minuscule, quelques ateliers d’artisans et une poissonnerie sont au coude à coude, en résistance. Les voisins de la vaste avenue Gomes da Costa, eux, sont calfeutrés dans de somptueuses villas et le musée d’art contemporain du parc Serralves est un éblouissant vaisseau blanc, chef-d’œuvre de l’architecte Álvaro Siza.
Vers Boa Vista, le quartier bourgeois et résidentiel, les signes anciens s’espacent, la ville se normalise, se civilise. Au sommet de la Casa da Musica, gigantesque cube de verre et de béton clair, des hommes d’affaires déjeunent et chuchotent dans le décor épuré du Kool, la table chic et design du moment. Tout au nord, près de Leixões, le port de pêche le plus actif du pays, joggers et promeneurs se croisent dans l’immense Parque da Cidade (50 ha) puis baguenaudent le long de la promenade maritime, totalement redessinée au ras de l’eau pour les piétons.
Ce sont quelques-uns des habits neufs de la ville, quelques signes de la mutation en cours. Mais la grande métropole du nord portugais (270 000 habitants intra-muros, plus de 2 millions dans l’agglomération) est encore entre deux eaux, entre deux âges, à l’image de sa confluence physique entre Douro et Océan. Equilibre fragile. Fuyant. Troublant. On traverse la cité d’aujourd’hui, la cité bouillonnante, en mouvement et c’est la ville ancienne qui ressurgit. S’entête. S’incruste. Imprime sa douce et persistante mélancolie.
Jacques Maigne