Une explication m’en avait été donnée quelques mois plus tôt par Serge Velay alors que nous évoquions la plume de son ami Alain Montcouquiol. Serge m’avait glissé qu’à sa connaissance aucun imbécile heureux n’a jamais écrit quoi que ce soit d’intéressant. Ce n’était pas toute l’explication, mais ça en était une partie.
Des imbéciles heureux au campo. C’est sans aucun doute ce que nous étions ce jour-là chez Flores Albarrán, juste après Germán Gervás, juste avant Jacinto Ortega, sur les hauteurs d’Andújar, avant d’arriver à La Carolina. Un peu avant Despeñaperros. L’Andalousie des montagnes et des mers d’oliviers, son huile d’olive verte. La lumière du printemps jusque dans la salade de tomate et son huile d'olive verte incandescente, lumineuse et sublime.
— Demande-lui toi à la camarera ce que c’est que cette huile.
— Pardon madame la camarera, c’est quoi cette huile ?
— (La camarera ébahie) Eh bien c’est de l’huile d’olive.
— Oui d’accord, mais elle vient d’où ?
— (La camarera totalement hallucinée) Eh bien de la coopérative, en bas...
— Ah bon... vous pouvez me montrer la bouteille s’il vous plaît ?
Elle a dû nous prendre pour des tarés, ou des débiles, ou les deux. Elle s’est penchée et a sorti de sous le bar un énorme bidon, style jerrican d’essence, mais plein d’huile d’olive verte incandescente de la coopérative de La Carolina.
Elle a dû nous prendre pour des fous et nous en avons rigolé.
— Commande-lui encore une salade de tomate...
Chez Flores Albarrán il se dégage un sentiment d'éternité, une sérénité difficilement explicable. Ici le campo à perte de vue, et les toros sans les horribles fundas. Du Santa Coloma qui cohabite depuis des lustres avec du Samuel Flores, sangs mêlés.
Le printemps, les couleurs, l’herbe, les toros, les vaches. Le campo au superlatif et trois heures à le parcourir, dans tous les sens, tous les enclos. Trois heures à discuter avec le ganadero, expliquer, montrer, partager, ou se souvenir de cette course de Cenicientos, et rechercher les noms des toreros dans de vieux livres. En profiter pour feuilleter, remonter loin dans le passé. Là Manolete, plus près de nous Frascuelo pour deux vaches en tienta, quelques courses en France. Un voyage dans le temps. Des livres rongés par les années et écrits à la main d'une écriture comme on en fait plus. Plume Sergent Major et encre de chine, noire comme les toros.
Trois heures au moins dans cet univers, et rien à vous raconter. Serge avait raison. Il est possible que ces bonheurs-là ne se partagent pas. Impossible de les évoquer autrement qu’en effleurant superficiellement les choses.
Des imbéciles heureux, c’est ce que nous étions sans doute dans ce paradis presque perdu, le tracteur ou le 4x4 arrêtés, à écouter le silence et le mugissement des toros.
C’est aussi, en substance, ce que m’a raconté un jour René Chavanieu, mayoral chez Riboulet aujourd’hui à la retraite : « Tu vois petit, ce qui me manque le plus du campo, c’est le printemps, lorsque j’attachais mon cheval à un arbre pour y faire la sieste. Tu sais, chez nous, en Camargue, ces journées parfaites avec juste un peu d’air pour ne pas avoir chaud : tu te mets à l’ombre, tu te cales et tu t’endors, bercé par la brise. Et lorsque tu te réveilles, là, à tes pieds, les vaches broutent. Elles sont tranquilles, paisibles. Il n’y a que toi, le silence, la brise fraîche et les vaches. Et ça tu vois, mon petit, même les riches, avec leur pognon, ils ne peuvent pas se le payer... »
Le campo est parfois rude, difficile et ingrat. Mais il est parfois paradisiaque. Il suffit d’arriver au bon moment. Enfin...