Nous nous sommes récemment fait l'écho ici, pour nous en féliciter, d'une série d'articles publiés par Antonio Lorca dans le journal El País. Ce journaliste était depuis 1993 le critique taurin de l'édition sévillane du quotidien. Depuis le décès, en 2002, du grand Joaquín Vidal, cet Andalou cinquantenaire couvre également certaines corridas de Las Ventas.
Bien que doué d'une belle plume, ce qui n'est certes pas donné à tout le monde, il semblait se fondre dans le conformisme ambiant, dénonçant par-ci par-là et à demi-mots, parfois, quelques signes de la dégénérescence de la Fiesta sans trop faire de vagues ni de remous. Et puis soudain, quasiment coup sur coup, deux articles non seulement, comme à l'habitude, extrêmement bien tournés mais aussi d'une pertinence aiguë, dénonçant à boulets rouges, sans ambages et dans un style direct et percutant, la décadence dont souffre la corrida.
Il est vrai qu'une Feria de Abril et une San Isidro particulièrement catastrophiques ont eu de quoi pousser Antonio Lorca dans ses derniers retranchements ; les deux cycles d'affilée, il fallait tout de même une sacrée dose d'abnégation et un calme olympien pour se les taper sans exprimer une once d'agacement. Mais tout de même. Que le chroniqueur d'un journal national de grande audience ose titrer : Le toro va tuer la corrida, cela faisait belle lurette que cela ne s'était pas produit. Car il ne s'agissait pas cette fois de s'en prendre vertement à tel élevage, à tel torero ou même à telle programmation ; non, cette fois, Antonio Lorca dénonçait clairement le fond du problème : la décadence du toro et de son combat. Le tout en évitant les termes abscons de nature à décourager les béotiens, en utilisant un discours clair accessible à tous, y compris au lecteur de passage pas spécialement intéressé par la tauromachie.
Et voilà que quelques semaines plus tard, dans son édition du 25 juin au 1er juillet 2009, Courrier International invite Antonio Lorca dans ses colonnes où il publie une traduction française de l'article paru dans El País. Je n'ai aucune idée du tirage de Courrier International, mais ce qui est certain, c'est qu'il jouit d'une audience infiniment plus importante que Campos y Ruedos ; une audience généraliste, de surcroît.
Certains ne manqueront pas de dire - à tout le moins de penser très fort - que le linge sale se lave en famille et que la publicité faite aux propos d'Antonio Lorca, qu'il faudrait être d'extrême mauvaise foi pour les contester, ne devraient pas bénéficier d'une aussi importante diffusion et publicité auprès du grand public. Les thuriféraires du toro moderne, et tous ceux qui bouffent à la gamelle, voient sans doute d'un très mauvais oeil cette nouvelle, et se seraient volontiers bien passés de la diffusion d'une telle image de l'état dans lequel se trouve cette "tradition" qui les fait vivre, ou exister.
De mon côté au contraire, je m'en réjouis. Non que je trouve souhaitable de fournir des armes aux anti-taurins, qui ont bon dos, et qui, en tout état de cause, sont parfaitement conscients des dérives du système (et n'hésitent pas à en inventer d'autres de toutes pièces, tant qu'à faire). Je ne suis pas non plus désireux de saborder la corrida - Antonio Lorca l'écrit mieux que nous : "Ce toro moderne est un scandale qui, si l'on ne fait rien, mettra fin à la corrida." Ce n'est pas le fait de dénoncer ce danger qui est, en soi, dangeureux, mais le danger lui-même (merci Lapalice, ça fait pas de mal de temps à autre).
Ce dont je me réjouis, c'est de montrer aux yeux de tous, et pas seulement des aficionados, que tous ne cautionnent pas la décadence du toro et de son combat, et par là-même la plupart des spectacles indignes qu'on nous propose. Et pour tout dire, les lignes d'Antonio Lorca sont davantage porteuses d'honneur et d'identité que toutes les grandes banderoles, sur l'efficacité et la légitimité desquelles on fonde tant d'espoirs naïfs sinon intéressés, banderoles qui ne sont vues que par ceux qui sont déjà sur les gradins, et non sur le rond-point voisin, en train de manifester.
Merci, Monsieur Lorca.
PS La photographie n'a rien à voir, il en fallait bien une...