D’invisibles milliers de petits aigus appelaient le jour. Lui, dans sa lumière noire comme l’encre, désirait seulement déposer un soupçon de lui-même sur l’écorce grise d’ancestrales encinas, vieilles pieuvres sublimes qui engloutissaient l’océan de verdure. Et sous cette oppression, des toros de combat, noirs et gris, au diapason. Le seigneur Ricardo Sánchez y Sánchez, propriétaire de l’élevage Agustínez, n’est pas peu fier de ces troncs immémoriaux au creux desquels les toros d’origine Atanasio Fernández jouent à cache-cache. Les toros, pour le coup, ne sont que novillos. De jolis novillos, bien faits déjà en mars, sans exagération mais construits dans le respect du type de l’encaste. Hauts sur pattes, le cul en angle droit, noirs et burracos pour l’essentiel. La ganadería de Agustínez, pourtant ancienne dans le panel ganadero salmantin, reste préservée de la curiosité des empresas et même des aficionados. Les toros ne sont donc que novillos. Ce sexagénaire "so british" élève des Atanasio parce qu’il les aime bien, évidemment, et parce qu’il faut bien vivre, surtout. Ça marche bien l’Atanasio du côté de Salamanque. Euphémisme ! Pourtant, dans le flot doux de ses mots, l’on sent rapidement que son gallion assailli de pieuvres d’écorce grise recèle d’autres trésors que les pilleurs de sarcophages taurins ont définitivement abandonné au silence des profondeurs. Dans un cercado anodin, au bord d’une petite route anodine elle aussi, jouent comme des gosses, frontal contre frontal, une quarantaine de novillos et d’utreros. Le coffre du trésor est là, ouvert devant nous. L’uniformité chromatique de l’Atanasio fond derrière un castaño claro, un tostado bragado meano sortis de la semence de l’imposant semental tostado à la tronche pas du tout Atanasio. Les Villagodio que nous étions venus chercher sont là, imposants pour leur âge, moyennement armés mais surgis malgré tout d’une centaine d’années d’épuration ethnique. Les Villagodio sont le résultat d’un croisement de bêtes Veragua/Trespalacios avec des étalons du Conde de Santa Coloma. Un truc rare donc et resté quasiment inédit dans la sphère taurine. Ricardo Sánchez y Sánchez parle de toros "de la casa", c’est mignon et ça dit l’attachement qu’il voue à ces bestioles que vous ne verrez peut-être jamais vendre leur peau préhistorique dans un ruedo innovant. C’est ainsi, les modes passent. D’ailleurs, ont-ils jamais été à la mode ces Villagodio?
En 1905, un peintre espagnol du nom de Francisco Iturrino tomba en amour, comme disent les Québecois, de la Fiesta Nacional. Ça arrive me direz-vous. Cet homme, pourtant, allait devenir le fossoyeur de la réputation des Villagodio inventés par Don José de Echevarria y Bengoa, sixième Marquis de Villagodio (titre qui datait de 1764). Notre peintre, classé parmi les fauvistes et ami de Pablo Picasso, demanda au dit Marquis la possibilité de venir peindre ses toros dans son campo localisé dans le pueblo de Coreses (Zamora). Le "Marquesito", comme on le nommait en ce temps-là car son père était encore titulaire du titre, n’en tint pas cas et Iturrino prit cela comme une injure à laquelle il promit vengeance. Celle-ci prit corps en 1909 quand le Marquis de Villagodio eut la lubie de faire construite une plaza de toros à Indautxu (Bilbao) pour que ses toros puissent connaître la gloire d’être vus par le public bilbaíno. Un rêve fou qu’il mit sur pied avec un coso pouvant accueillir 8500 personnes et qui fut inauguré le 15 août 1909 avec au cartel trois de ses bichos et trois Clairac face à Ostioncito, Recajo et Reverte II. La chance n’accompagna pas le Marquis car au quatrième toro la course fut suspendue à cause d’un temps exécrable. Iturrino, qui était sur les gradins ce jour-là, prit alors l’habitude, accompagné d’un ami aficionado Serafín Menchaca, d’entrer dans les restaurants de la capitale de Vizcaye en claironnant qu’il voulait qu’on lui serve un "Villagodio" ! Face à l’effarement des serveurs, Iturrino se justifia de la sorte en déclarant que :
- "Oui, nous avons demandé un Villagodio, une entrecôte de toro appartenant à cette ganadería qui produit seulement de la viande !"
La vengeance fut donc un plat mangé chaud mais qui acquit une telle réputation qu’aujourd’hui encore le "Villagodio" est un met considéré parmi les plus notables des tables basques et du nord de l’Espagne. Pour ce qui est des toros de Villagodio, ils survivent dans un coffre à trésor d’un navire englouti au creux de pieuvres centenaires à l'écorce grise.
1/ Retrouvez la galerie sur l'élevage Agustínez sur le site.
2/ Retrouvez la fiche complète sur l'élevage Agustínez sur le site Terre de toros.
3/ Une galerie des oeuvres de Francisco Iturrino.