01 novembre 2011

Autorovia (XII)


Vendredi
J'ai mal dormi et la nuit fut farouche. Mon visage bouffi me dégoûte. On ne devrait s'autoriser la contemplation de soi qu'après une certaine heure de la journée. C'est lâche mais peut-être en serait-il mieux ainsi. Je prends le petit déjeuner de loin, enceint par les bruits de la table, esclave d'un éveil forcé pour lequel chaque déglutition, chaque gorgée de chocolat chaud, chaque cliquetis de langue sur le palais déchire ma pesante torpeur comme un claquement de fouet. Dans ces instants-là, je suis heureux que ma femme soit ma femme. Je mesure depuis la profondeur de mon abattement matutinal à quel point il est doux d'être l'époux d'une femme si délicate. Elle a cette courtoisie langoureuse de transformer une torgnole de knout en partage du matin, prostrée dans un silence infaillible auquel la fumée du café donne un relief flexueux et féminin, d’un bleu de soie. L’âme ainsi flagellée je traîne mon corps comme une vieille savate s’arrime au bout du pied, une vieille savate qu’on se refuse à jeter, qu’on garde malgré tout. Si j’étais célèbre et people et Brad Pitt et si un journaliste venait m’interviewer sur le bord de ma piscine à fond gris anthracite (c’est moins commun que le bleu des prolos), parce qu’étant célèbre et people et Brad Pitt ce que j’aurais à dire serait éminemment intéressant voire indispensable à l’avancement sans fin de la pensée humaine, je répondrais ceci, la main posée, code barre charnel, sur la fesse gauche et gélatineuse de ma future ex-femme :
Well, you know (ça fait hyper bien de commencer comme ça quand on est célèbre et people et Brad Pitt) well, tu me demandes (quand on est célèbre et people et Brad Pitt on tutoie le journaliste) ce que je déteste vraiment dans ce monde ? (toujours reformuler la question pour être certain de l’avoir bien comprise quand on est célèbre et people et Brad Pitt) Well, you know, ce que je déteste réellement, ce qui me choque c’est la guerre, les enfants qui souffrent, l’injustice, you know, tous ces trucs qui sont pas bien (ne jamais oublier quand on est célèbre et people et Brad Pitt d’être manichéen) et aussi ceux qui ne respectent pas les femmes. Là je passerais l’autre main sur mon moule-bite rouge avec un sourire vicieux, dévisageant, sadique et conscient de l’être, le journaliste tout entier consacré à se dire que je suis un gros con et qu’il furèterait bien entre les cuisses immenses du morceau de barbaque aux longs cheveux soyeux, parce qu’elle le vaut bien, duquel je me refuse à ôter mon code barre de phalanges. Question de traçabilité, question d’époque !
Voilà, je dirais tout ça si j’étais célèbre et people et Brad Pitt mais je ne suis pas ça ! Il est neuf heures du matin, dans la glace de la salle de bain, un hamster cortisoné me dévisage et mes cheveux griffonnent un "M" sur mon crâne pelliculé d’anonymat. Mais moi l’inconnu qu’il vienne me voir le scribe qui veut savoir ce que je déteste dans ce monde. Ma liste elle est là sur le bord du lavabo, un catalogue que c’est même ma liste, un codex de détestation, une Bible de haines, une encyclopédie d’exécrations que je lui tiens à disposition à l’emplumé. Sers-toi, fais des photocopies et rêve ! La douche qui n’a pas assez de pression ; se cogner le petit doigt de pied contre le coin du canapé ; se lever de ce même canapé pour répondre à une voix inintelligible qui veut te vendre des fenêtres rondes (t’as que des fenêtres rectangulaires chez toi bordel !) ; se rendre compte qu’il n’y a plus de chips Lays, se relever (alors que tu viens juste de te vautrer de nouveau sur ton canapé qui t’a défoncé le petit doigt de pied) pour décrocher le combiné et entendre une autre voix inintelligible mais plus au sud et qui cette fois te propose de venir chercher un extraordinaire cadeau chez Jardiland à quinze bornes de chez toi (tu viens de découvrir que tu es l’heureux gagnant d’une bêche électrique à double injection et cette conne qui bosse à dix mille kilomètres de ton Jardiland elle sait même pas que t’as pas de jardin... J’ai pas de jardin !) ; un bouton rouge sur le nez ; changer une ampoule à trois mètres de hauteur ; se rendre compte trop tard que personne n’a pensé à racheter du papier hygiénique ; faire le plein ; ramasser une souris morte et répondre "non" quand la caissière te demande si tu as la carte fidélité du magasin. NON, j’en ai pas de carte fidélité ! Et elle te regarde comme si tu étais le dernier des demeurés à ne pas encore avoir ta carte fidélité. Et NON j’en ai pas, j’en veux pas de ta carte, je veux pas accumuler des points pour acheter trois poireaux, je veux juste pouvoir me dire que demain j’irai faire mes courses ailleurs, juste ce semblant de liberté-là. Fais des photocopies, je te dis.
Je me sens mieux après la douche. Comme plus léger, ouvert au jour.
Séville n’attend pas au mois d’août. Il faut faire vite avant qu’elle ne s’échappe. Le jour gambade, file et je lui cours après, Loulou sur les épaules. Les petits vieux et les femmes entrent dans les églises, d’autres en sortent. En les croisant, je me rends compte que mon genou droit me fait mal et que je serais bien en peine d’aller me coller à la prière derrière une mamie fraîchement permanentée. De toute façon je n’ai rien à demander, on a fait les courses hier. Je n’ai jamais saisi (en fait si, j’ai saisi) comment il était possible d’autant causer du ciel quand on passe le plus clair de son temps la tête inclinée vers de grandes dalles de marbres ? À croire que les voies du Seigneur sont à ce point impénétrables qu’on préfère s’embringuer sur l’itinéraire bis, sait-on jamais. La jupe courte est reine, sur elle se retournent les plis bien repassés de vaillantes cravates. Le marché est ouvert et tout est trop rangé. Ça sent le propre, ça crisse du balai, personne ne cause fort. Sur le pont il faut marcher à droite, suivre les traces au sol. Les vélos par-ci, les piétons par-là. J’obéis. Je marche, Loulou sur les épaules. Le blanc de la Maestranza me guide comme un mirador dans la nuit. C’est rouge. Il faut attendre. Ils attendent tous, rangés, patients, alignés. Au bruit, j’avance. Le bruit c’est pour les aveugles, pour qu’ils puissent survivre. Au bruit, j’avance. J’obéis. Tiens, les chiens ont le droit de chier par terre. Des chiens pour aveugles peut-être, sardoniques et blagueurs. J’avance. Je cours après le jour. Loulou pèse. Il est content là-haut. J’avance. Reyes Católicos. Plaza Nueva. Casa del libro. Je suis à l’heure. Je sue à grosses gouttes. J’ai bien fait d’accélérer, ils ferment dans moins de deux heures.
J’explique à Loulou que je veux regarder les livres de toros. Il ne me répond pas et me suit de bon cœur, sa petite main douce glissée dans l’excessive moiteur de la mienne. D’un coup d’épaule gauche puis droite j’essuie mon visage empourpré et j’expire sans discrétion pour mobiliser toute ma concentration. Je déteste la sueur. Celle des autres, c’est une évidence, mais la mienne aussi. Je suis toujours pris de cette angoisse que je considère existentielle que des regards moqueurs puissent railler l’auréole humide qui se révèle tel un polaroïd sur la couture arrière de mon short. À chaque fois, et août à Séville m’a offert de nombreuses occasions d’en arriver à ce point de réflexion, je me dis que la pilosité de l’homme est un sujet bien trop sous-estimé dans les diverses études sur les troubles psychiatriques contemporains. J’écrivais je ne sais plus quand que les rayons taurins des librairies généralistes de Séville ressemblaient à ceux de celles de Madrid et j’avais raison. J’aime me donner raison et j’essaye, autant que faire se peut, de me donner raison le plus souvent possible. Cayetano m’observe, ses yeux bleus d’héritier emplissent l’étagère principale et s’effilent comme s’il souriait, comme s’il se payait la tête de mon cul. Je te mettrais bien deux gifles Cayetano mais je suis surveillé, et tu les vois ces gens, toutes ces billes qui tournent autour de moi et qui se gaussent aussi. Ponce ne semble avoir rien remarqué, lui. Eté comme hiver Enrique Ponce a le visage d'un supplicié, la mine en phase terminale de joie. Il a déjà trop à souffrir pour partager ma gêne. Je montre à Loulou un livre de campo. Il aime les toros tout noirs qui sont couchés dans l’"herbe rose". J’aime quand il dit "herbe" et j’aime quand il dit "rose". J’aime quand il dit "toro". Je tourne les pages pour trouver d’autres toros couchés dans l’"herbe rose". Loulou est content. Ces rayonnages taurins ont pris le pli de la tauromachie. Je me répète ça à chaque fois mais c’est sans appel. Le toro disparaît, bâfré par le regard démultiplié d’un torero sans carrière pour lequel on a osé couper des arbres — autant j’aime être d’accord avec moi, autant je ne suis d’accord avec Yann Arthus-Bertrand que quand cela m’arrange et c’est le cas ici. Je ne peux en vouloir à Ponce, il souffre. Je décide qu’il faut partir. Je rejoins les caisses d'une démarche qui tient du crabe pétrifié, je sens que la pile de Cayetano poursuit son œuvre dédaigneuse et narquoise à l’égard de la couture arrière de mon short bleu. Je choisis de ne pas relever ; l’indifférence est un mépris. La caissière ne peut pas s’empêcher de faire des papouilles verbales à Loulou. Il ne comprend rien et elle me regarde interloquée. Je ne réponds rien, plongé de tout mon moi dans une paranoïa bien mal placée. Saloperie de Cayetano. Elle me demande si j’ai la carte de fidélité. Sur l’instant, j’interroge Loulou du regard pour vérifier que lui aussi a bien compris ce que je viens d’entendre. Je voudrais qu’il réponde à ma place, qu’il m’évite de me montrer désagréable et impoli. Mais Loulou veut des bonbons et ce n’est pas le moment de lui demander un service. Les enfants peuvent se montrer d’un égoïsme, me dis-je. Je fais non de la tête et je lui dis que de toute façon je n’achète rien. ¡Hasta luego!

La climatisation tourne à plein. Je lui voue un culte de plus en plus sincère sans toutefois éprouver le besoin de me mettre à genou sans quoi je ne sentirais pas l’air frais qu’expire le plafond. Je feuillette le Salcedo acheté l’autre jour. Veinte toros de Martínez. Je le lirai un jour, de temps en temps, comme j’ai lu les Cuentos del viejo mayoral. Quatre cent cinquante pages de toros. Chaque chapitre porte un nom de toro. Chaque lettre est faite du noir d’où naissent les toros. Tous les points, toutes les virgules, tous les guillemets exhalent l’arôme rauque, indéfriché, solaire du taureau de combat. Le livre s’ouvre sur une étrange phrase d’où s’échappe, mais c’est moi qui imagine, une photo de Salcedo. Les associations de pensée sont de redoutables perditions, me dis-je, en relisant la phrase. "Memorias de un ganadero... que no llego a serlo". La phrase est belle et triste, intranquille et paisible, un oxymore sans ressentiment d’une nostalgie consumée. Il lui coule des larmes qui glissent sur les joues comme on s’échappe sur la pointe des pieds. J’allume une clope. Il en reste et puis j’en ai racheté. Je repense à ces mots, je les écris dans le ciel, ma page blanche sur laquelle je colle la photo de cette phrase belle et triste, où il marche de profil, c’est bien lui que je vois, tourné vers la droite, courbé légèrement comme le sont les vieux, le poids de l’âge et de l’exil. Oui de l’exil ! Luis Fernández Salcedo était un homme en exil. Pas un apatride notez bien. Pas un errant. Pas un vagabond. Un exilé ! De toute façon, j’imagine une valise à la main que le cadre a coupée, une petite valise de cuir ridé, le parfait achèvement d’un corps vieilli. De sa valise, je la sais mal fermée, tentent de s’évader des pointes de cornes noires, des toupillons de queues, des râles sous la lune et le souffle froid des encinas l’hiver. En exil, on s’emporte soi-même. Je tourne la page en tirant sur ma clope. Constantinople est là, ou Byzance. L’exil sans départ, l’oxymore suprême. Salcedo et sa valise ne sont plus qu’un mirage lointain mais des voix montent à moi, des "r" qu’on maltraite. Le bateau tangue et, venu de si loin, le brouhaha s’immisce, rampe et m’enlace. La ville grouille d’eux, vibre de leur écho. Les Russes blancs de Constantinople, aussi aristos que Salcedo était une écriture élégante et polie. Tous, lui, eux, valises de cuir ridé comme uniques frontières ; tous s’emportent en exil.
Saloperie de téléphone portable de sa putain-de-race-maudite !!! Faut qu’il sonne là, à l’instant même où je divague au gré du clapotis moelleux des eaux de la Corne d’Or. Saloperie. Je devrais penser à télécharger une application spéciale vacances — "Mon répondeur est ton ami, moi pas". Je ne pourrais même pas, la seule application que supporte mon portable est un répertoire... et sonner quand je rêvasse.
Sur l’écran, par réflexe, je m’enquiers du nom de ce monstre qui m’a forcé au sacrifice de mes divagations taurines et extrataurines. La page blanche est froissée maintenant, rien ne subsiste dans ses torsions de Salcedo et de l’exil.
Fabrice Torrito. C’est écrit : "Fabrice Torrito". Je décroche. "Je ne te dérange pas ? — Bah, tu penses, merci de rappeler..."