01 novembre 2011

Te parler de Barcelone


S'il fallait te parler de Barcelone et de ses derniers moments, s'il fallait t'en dire trois choses, rapidement, je te dirais Morante, j'essaierais de te dire le quite du pardon et la demie de l'absolution, la décomposition de sa face vert pâle et mort, descabello en main, sous le tonnerre du dépit amoureux qui s'abattait alors sur son être à bout de souffle, je te décrirais l'attente d'un septième, assis sur l'estribo et la possibilité du mensonge découvert, du sol rouillé et mité se dérobant sous ses pieds fragiles, l'éventualité du fracas d'un décor s'écroulant pour de bon dans un nuage de poussière. S'il fallait vraiment t'en dire quelque chose, peut-être me faudrait-il te conter ce mensonge avéré qu'était ce septième, l'évocation du soupçon de complot pour expliquer ce frêle novillo et la ferveur amoureuse avec laquelle le public transi de colère mi-feinte et mi-sincère s'est engouffré dans ce sursaut inattendu, dans cette dernière nuit, s'abandonnant pareil à qui aurait déjà tout donné et tout perdu, jusqu'à l'espoir et presque la vie. Il n'y avait plus de barrière alors, plus de statut, rien qu'une dernière fois, qu'un beau souvenir à se construire avant d'en finir avec Barcelone et ses toros qui n'en sont déjà plus, ses arènes destinées à l'anecdote de lieu vaguement canaille vendu à quelque projet à la rentabilité soigneusement chiffrée, tel un bordel devenu banque privée. 
Vois-tu, ce moment fut exceptionnel, par sa sincérité et la conscience de chacun, ce n'était pas José Tomás ouvrant le ciel de Catalogne et rendant la vie à un toro dans un délire hystérique quelques années plus tôt, mais la voluptueuse volonté de goûter chaque goutte s'écoulant du capote de Morante, de sentir entre ses doigts fuir le sable de ces avant-derniers instants. Le public était conscient, te dis-je, conscient dans son abandon et la célébration... et plein de ce désir de vieux jouisseur hors d'haleine soufflant sur les dernières braises à l'âge où les austères et les abstinents de toujours sont déjà morts en soupirant que ce n'était plus raisonnable. J'ai d'abord cru à un mensonge de plus, à une variation supplémentaire du coup du duende tombé sur commande après l'exceptionnelle technique d'un El Juli professoral et tout-puissant ou l'orgie de lenteur de ce Manzanares prêt à briser et fondre tous les canons dans sa quête d'une passe à la distance infinie. Mais s'il fallait tenter de te faire imaginer quoi que ce soit qui ait pu se passer ce soir-là, je te parlerais de ces véroniques, qu'une arène entière semblait donner en cadence, de ces remates tenant à bout de bras un public au bord de la lévitation. Ou bien te parlerais-je de cette jambe contraire, opposée, lourde de ce corps, inamovible, puissante et si fragile, ancrée dans le sable orangé. De cette jambe qui fait toute la différence et qui lorsque l'on cite est un embarquement pour le Nouveau Monde autant qu'un navire qu'on brûle derrière soi pour ne plus se laisser le choix. Peut-être, me faudrait-il singer cette moue, ces joues qui gonflent dans la difficulté, enfoncer le menton dans la poitrine, mimer une aidée par le haut. Ou bien, énervé et à bout d'imagination, faire défiler sous tes yeux en trois secondes les pages du Cossio, les gravures et les estampes des siècles passés d'un geste ample et ridicule tel un accordéoniste déployant les soufflets de son instrument, et puis, pour que tu comprennes, peut-être, jeter au loin ce savoir vaniteux et te laisser hausser les épaules en soupirant de découragement.