La diversité génétique des taureaux de combat est très importante, si bien que l’on parle dans le jargon tauromachique d’encaste, véritable « sous-race » de la famille du taureau de combat. Le terme de « sous-race » est particulièrement bien choisi puisqu’une étude récente1 a démontré que la distance génétique entre deux taureaux braves est en moyenne trois fois plus importante que celle existant entre deux bêtes de races bovines européennes. Concrètement, ceci revient à dire que la différence entre un toro d’Atanasio Fernández et un de Carlos Núñez est trois fois plus importante que celle existant entre une vache limousine et une vache Aubrac.
La même étude a quantifié le nombre des encastes : 29 ! Pourtant, au quotidien, bien peu de ces 29 encastes sont proposés aux aficionados. À vrai dire seule une petite poignée d’encastes écrase, par sa représentation excessive, tous les autres, et par la même la diversité. La Peña Jeune Aficion propose aux aficionados d'en découvrir 11 en une seule journée, soit presque la moitié du capital génétique actuel de la cabaña brava ; ce qui fait du 11 novembre 2011 une journée véritablement exceptionnelle sur le plan de la diversité des encastes. Habituellement, il faut attendre une temporada pour trouver un tel éventail, en n’omettant toutefois pas de préciser que celui-ci se cantonne aux encastes dits classiques, dont le porte-drapeau n’est autre que le sempiternel Domecq. Mais la Peña Jeune Aficion a choisi d’aller au bout de son extravagante idée en ne cédant pas à la facilité. Ainsi, nul Domecq en ce 11 novembre, pas plus que de Núñez ou autres mélanges habituels de ces deux sangs, mais des encastes rares, singuliers, qui renforcent le caractère exceptionnel de cette journée... tout en nécessitant quelques explications.
Pour choisir les 11 élevages, la Peña Jeune Aficion a donc puisé dans les races les moins communes. Il était alors impératif de retenir un élevage de race Vazqueña pour contrecarrer l’omniprésence du toro de la rame Vistahermosa, qui représente 99 % du « marché ». Le choix s’est porté sur la devise Pablo Mayoral. Un choix qui peut surprendre, vu que cet élevage n’appartient pas à la traditionnelle liste des représentants de l’encaste Vázquez, mais plutôt à celle des Santa Coloma. Cependant, l’idée, certes originale, n’est pas totalement saugrenue puisque Pablo Mayoral Herranz, grand-père du ganadero actuel, avait fondé son élevage dans les années 1950 en regroupant du bétail des encastes Martínez, Santa Coloma et Vázquez. Même si l’élevage s’est clairement orienté sur l’origine Santa Coloma et que le métissage des lignes anciennes s’est avéré inévitable, l’origine Vázquez conserve dans sa ganadería les caractéristiques qui lui sont propres. La finca se situe dans la province de Madrid, au pied de la demeure royale El Escorial. Les photographies des jaboneros vazqueños de Pablo Mayoral avec en second plan El Escorial constituent à la fois un classique du campo madrilène et un clin d’œil à l’histoire — l’élevage de Vázquez fut un temps l’élevage royal de Fernando VII.
Outre Vistahermosa et Vázquez, les autres castes fondamentales, comme il est habituel de les nommer, ont toutes disparu. Presque toutes car lorsque l’on conte l’histoire des fameux Jijón, ces toros imposants aux robes marron et aux armures d’aurochs, on ne peut s’empêcher de citer l’élevage Martínez. En injectant le sang andalou dans les gênes de ses toros de Castille, Vicente Martínez avait su donner une seconde vie à cette caste, même si ses negros et berrendos (mélange de larges taches blanches avec une autre couleur) n’avaient plus rien de commun avec leurs ancêtres Jijón. Les fers revendiquant l’héritage des Martínez ne sont pas rares, mais peu nombreux sont les ganaderos ayant réussi à préserver ce sang. Le plus connu est celui de Montalvo, la base de l’élevage Cruz Madruga. Installé dans le Campo Charro, Ángel Cruz Bermejo maintient avec beaucoup de nostalgie cet encaste aux pelages typiques (berrendo en negro ou berrendo en colorado).
L’élevage de Fernando Madrazo El Gustal de Campocerrado tient lui aussi de l’origine Martínez via Montalvo. Mais lorsque ce sang était la propriété de Manuel Arranz, un étalon de son voisin Graciliano Pérez-Tabernero influença fortement cette origine, au point de créer un nouvel encaste. Encore donné pour mort il y a peu, Fernando a comme ressuscité cet encaste en faisant de nouveau parler de ses « arranes », les toros de son grand-père. Installé dans un coin reculé de la vaste finca de « Campocerrado », il soigne avec grande attention son petit trésor en n’espérant qu’une chose : en faire profiter les aficionados.
Avant d’attaquer le large chapitre des Vistahermosa, arrêtons-nous un instant sur le compromis créé par José Vega au début du siècle dernier, et repris ensuite par les frères Villar : les fameux Vega-Villar. Mieux connus sous le nom de patas blancas, les toros de cet encaste proviennent d’un croisement de vaches Veragua (Vázquez) avec un étalon Santa Coloma (Vistahermosa). Le mélange donne l’un des plus beaux taureaux de combat que l’on puisse voir au campo. Bas, ramassé, charpenté et muni de larges armures, le Vega-Villar est lui aussi habillé d’une robe berrenda. Parmi les grands éleveurs de cette race figure Arturo Cobaleda qui l’a essaimée dans tout le Campo Charro. De cette source découle en cascade, via Miguel del Coral, les patas blancas de José Luis Rodríguez, propriétaire de la devise Valrubio.
Vistahermosa. Aujourd’hui, à quelques rares exceptions, tout est Vistahermosa. Cela dit, l’élevage du Conde de Vistahermosa fut divisé il y a plus de deux siècles, et l’isolement génétique ajouté à la puissance du génome de la race du taureau de combat a permis la création de nouveaux encastes. La filiation de Vistahermosa tient aujourd’hui en deux rames : schématiquement, Murube et Saltillo.
Étrangement, pour cette journée des 11 encastes, aucun élevage de la rame Saltillo et de ses cousines n’est présent, même si l’encaste Santa Coloma, mélange des rames Saltillo et Murube, sera représenté par deux de ses lignes : Dionisio Rodríguez et Coquilla — toutes deux d’ascendance Murube.
L’encaste Coquilla ne peut guère mieux être défini que par la célèbre phrase : « Un toro de peu de contenant mais de beaucoup de contenu. » Son développement s’est centré sur les noms de Sánchez-Fabrés, Sánchez-Arjona et du célèbre « Raboso », duquel Mariano Cifuentes détient ses Coquilla. Installées près de Plasencia dans un cadre idyllique, les 300 vaches de ventre de don Mariano forment un cheptel plus important que celui de tous les autres éleveurs de l’encaste Coquilla réunis !
L’encaste Dionisio Rodríguez est quant à lui difficile à cerner. Bien que d’origine Buendía, c’est-à-dire d’ascendance Saltillo, c’est la rame Murube qui a finalement pris le pas. Dionisio Rodríguez fut lui aussi un des éleveurs emblématiques du Campo Charro, et sa descendance se retrouve encore dans de multiples petites devises de la zone, parmi lesquelles on trouve le fer Andrés Celestino García Martín, qui a très récemment (2004) reconstitué son troupeau avec des bêtes provenant directement de la maison mère. Il est bien sûr trop tôt pour émettre un avis sur cet élevage, mais on donne le bétail acquis comme issu de la meilleure origine.
La rame Murube, comme celle de Vistahermosa, a subi de fortes évolutions qui ont donné de nombreuses versions. Certaines restent proches de la version originale tandis que d’autres présentent des mutations spectaculaires.
Les encastes Murube et Contreras demeurent très proches, le second découlant directement du premier. Il s’agit là d’un toro ramassé, bien rempli, aux formes arrondies et à l’armure peu agressive. Si les robes sont variées dans la version Contreras, le noir est l’unique cape du Murube. La famille Murube appliquant durant de nombreuses années le célèbre dicton « le noir est le plus brave » a, par conséquent, éliminé impitoyablement toute les bêtes possédant le moindre poil blanc. Le galop allègre (à la classe inégalée) continue de faire la réputation du toro de Murube. Typiquement andalou, cet encaste sera pourtant représenté ce 11 novembre par une ganadería de Salamanque : Castillejo de Huebra — propriété de José Manuel Sánchez, qui détient également les devises Sánchez-Cobaleda et Terrubias. Côté Contreras, l’organisation a fixé son choix sur l’« élevage-encaste » Baltasar Ibán. Bien que du sang d’origine Domecq ait (trop) largement été injecté dans les années 1980, la devise madrilène reste le meilleur élevage d’ascendance Contreras. On ne compte plus ses succès, même si, actuellement, les novillos offrent davantage de satisfaction au ganadero et aux aficionados que les toros.
L’encaste Urcola est un cas particulier souvent oublié. De pure souche Vistahermosa, il demeure un encaste génétiquement isolé — sa dérivation étant antérieure aux Murube — qu’il est néanmoins assez logique d’apparenter à la rame Murube, et ce pour deux raisons : tout d’abord parce qu’il s’agit de la même branche de Vistahermosa, celle du Barbero de Utrera ; ensuite parce qu’il y a eu un rafraîchissement de sang par le Conde de la Corte, qui dérive de la rame Murube. L’un des élevages phare de l’encaste Urcola est celui de la famille Galache, dont Victorino Martín a acquis un lot inscrit au nom on ne peut plus explicite de Ganadería de Urcola. Il voit dans cette entreprise la réhabilitation d’un encaste oublié ; l’œuvre de toute une vie, avoue-t-il en toute sincérité.
Venons-en, pour finir, au Parladé qui provient des Murube par Ibarra. Nous sommes ici en présence d’une version mutante du Murube ayant bien peu de ressemblance avec l'originale. Ultraprésente dans les ruedos (sangs Domecq et Núñez), la Peña Jeune Afición a opté, et cela ne vous étonnera guère, pour sa version la plus marginale : Pedrajas — toro rustique, fort et armé, assez fidèle au toro ancestral de Parladé. La famille Guardiola a tenu très longtemps cet encaste au plus haut, avant que celui-ci ne perde, ces derniers temps, quelque peu de sa superbe. En 1992, Jean-Louis Darré acheta à son ami Jean Riboulet un lot de Guardiola « français » qu’il installa à Bars, dans le Gers ; en une vingtaine d’années sa Ganadería de l’Astarac a franchi tous les échelons pour finir par se présenter en corrida à Vic-Fezensac — plus aucun aficionado français n’ignore désormais son existence.
Enfin, petite concession aux encastes en vogue avec la présence des Atanasio Fernández. Depuis la fin de l’embargo dû à la langue bleue, le qualificatif « en vogue » peut paraître discutable, d’autant plus qu’il est question ici d’un « plat » plutôt pimenté grâce à la présence du sang Conde de la Corte — cette ligne, via Antonio Ordóñez, a alimenté l’élevage d’El Palmeral avant de donner naissance à la ganadería locale de Malabat. Mené par Pascal Fosolo, ce jeune fer sera une découverte pour la plupart des aficionados ayant fait le déplacement à Saint-Sever à l’occasion de cette Fête des encastes.
1 « Estudio de los encastes y ganaderías utilizando marcadores ADN », par le professeur Javier Cañón.
Illustration Représentation graphique des encastes proportionnelle à leur présence dans les ruedos. La ligne du bas représente les encastes présents à Saint-Sever ce 11 novembre 2011.