Richard est rentré tard. Il est fatigué. Fatigué de sa journée de boulot, usé de tant d’années dans ces putains de couloirs cliniques qui raisonnent au moindre coup de talon. Mais enfin, c’est la vie. Richard aime son job et, au fond, il reconnaît qu’il ne sait faire que ça. Et puis, il lui reste si peu de temps pour qu’enfin il puisse se livrer pleinement à son passe-temps favori sans attendre le week-end, car, oui, Richard adore la pêche à la ligne et les matchs de la NFL à la télé. Il passerait bien ses journées à ne faire que ça, même. Ça le détend et le déleste de tout le poids des responsabilités qui l’ont accablé durant ces quelques milliers d’heures investies dans son noble boulot. Comment ne pas acquiescer ?
Mais aujourd’hui, Richard a eu une journée un peu plus longue que les autres. Il le savait, c’était prévu depuis longtemps déjà. Il n'avait pas le droit de se manquer, car ce sont des journées un peu particulières dans la vie d’un mec comme Richard. Lui-même le dit : « Ce sont des journées plus lourdes au niveau intensité et émotion. Il faut savoir les gérer du début à la fin, et malgré l’expérience, cela reste quelque chose d’intense à vivre. »
Cette journée est donc terminée, et Richard est arrivé dans son petit pavillon vers 2 h du mat... « à cause des détails administratifs à régler », comme il l’a expliqué à Lessie, sa tendre épouse, au moment de la rejoindre sous une couette fleurie suffoquante. Avant de trouver enfin la paix d’un sommeil bien mérité, il a dû raconter à Lessie pourquoi ça avait pris tant de temps, plus que prévu, en fait... Il avait dû lui raconter la lourdeur de la procédure, puis le coup de fil inespéré qui a tout fait stopper... puis les quatre heures d’attentes supplémentaires, à tourner en rond, à se lamenter intérieurement de la blessure de Braylon Edwards qui risque fortement de handicaper la saison des 49ers de SF... et puis, finalement, un deuxième coup de fil maudit sur ce putain de téléphone que plus personne n'attendait, pour qu’enfin tout ça se termine... dans de bonnes conditions... selon la procédure... en bon ordre... comme le veut la loi... enfin, comme il a appris à faire, depuis tant d’années, depuis toujours. Dans un dernier sursaut, Richard s’est inquiété de n’avoir pas vu Jasper et Rogg, ses deux bébés, comme il les appelle, une paire de setters Gordon qu’il a élevée comme des fils, et qui l’accompagne fidèlement durant ses après-midis de pêche. Mais Lessie l’a immédiatement rassuré, et lui a même révélé avoir préparé les beignets dont il raffole pour son déjeuner du lendemain. Et le petit couple s’est endormi, calme et tranquille, sereinement... Dans son petit pavillon de banlieue de la bonne ville de Jackson, de l’État de Géorgie, USA, où Troy Davis, noir américain de 42 ans, jugé coupable de l’assassinat d’un flic blanc 20 ans auparavant, venait de finir sa vie quelques heures plus tôt, à la demande de la justice des hommes de ce pays curieusement dotés de la compétence divine de juger du destin de leurs pairs, ceux-là mêmes qui avaient ordonné à Richard Andrew Carter Jr d’accomplir consciencieusement, en ce jour, sa tâche professionnelle de gardien de pénitencier et plus particulièrement de bourreau.
Si Troy Davis était innocent ? Nous ne le savons pas, mais Richard vous dirait qu’il s’en fout, que c’est pas son problème, qu’il fait juste le boulot pour lequel l’État de Géorgie le paye. Un peu comme Adolf Heichmann ne cessait de répéter au procureur Gideon Hausner qu’il ne faisait qu’exécuter les ordres, qu’il n’était qu’un exécutant, qu’un pion soumis à sa hiérarchie. Et c’est vrai...
Mais Troy Davis est mort, exécuté par la justice des États-Unis d'Amérique. C’est désormais officiel, et il aura fallu attendre 20 ans pour en être aussi sûr. Et pendant 20 ans, aucun de ses semblables, aucun être humain, conscient, civilisé, sensible, ayant peut-être lu Platon, Camus ou Tolstoï, n’a trouvé le temps, l’intérêt, l’énergie, la force nécessaire ou la faille du système qui aurait suffi à stopper cette folie ; pas un n’aura trouvé la solution, le besoin ou la nécessité de sortir un mouchoir orange du haut d’un palco céleste.
Pas un, pas même un anti qui vendrait sa mère et plus pour qu’on foute la paix aux toros, pas même 8000 aficionados que j’ai un jour vu tendre leurs bras vengeurs envers un palco qui tardait à gracier la vie de 'Desgarbado', ce toro qui, lui, faut-il croire, méritait de vivre aux yeux des hommes trois ans avant qu’ils ne s’indignent. Pas même la foule sévillane qui aurait pu au moins demander à ce que Troy Davis soit toréé par JM Manzanares pour obtenir le privilège ultime qu’ils octroyèrent à 'Arrojado'. Ni eux ni nous ni moi... personne. Mais Troy Davis, coupable ou pas, est bel et bien mort, ce matin, parce que les hommes ont décidé qu’il ne méritait plus de vivre, pendant que 'Desgarbado' et 'Arrojado', braves ou pas, paissent placidement dans des champs fleuris d’Andalousie ou de Castille parce que les hommes ont décidé qu’ils ne méritaient pas de mourir...
Après ça, venez me dire que nos textes sont inutiles. Je vous répondrai que vous n’imaginez pas combien ils le sont !
Par chance, nous en avons toujours eu largement conscience.