On aura beau s’évertuer à me convaincre qu’il en va du futur de la planète et de celui des générations à venir d’êtres humains et de pingouins, je garderai intacte la certitude que l’invention de la climatisation électrique mériterait un peu plus de considération. J’en aurais autant à écrire en ce qui concerne l’invention du gasoil, de l’électricité nucléaire, de l’enduit prêt à poser, des couches jetables et des chips Lays. Si je suivais les conseils de certains penseurs de l’apocalypse, j’éclairerais ma maison en pissant dans ma cafetière recyclée par une filiale au nom imprononçable d’une multinationale indienne à l’origine de la fabrication d’engrais chimiques pour betteraves vietnamiennes. Je refuse d’uriner dans ma cafetière.
J’en étais là de ma réflexion quotidienne sur l’état du monde en 2011, quoique je m’attardais quelques brefs instants supplémentaires — il s’avère que ces pensées profondes n’ont pas une durée de vie conséquente chez moi car j’ai ce défaut de me lasser très rapidement de tout ce qui ne concerne pas au premier chef ma vie et ma petite personne — sur les problèmes conjugaux de l’Albert du Rocher, sur le cours du peso péruvien et sur les soucis cellulitineux de Beyoncé Knowles quand j’ai constaté que le bouton vert de la climatisation était bien vert et qu’un très léger souffle ondoyait en continu, comme s’il se fût agi d’une caresse de ma belle, le long des traits musculeux de mon bras gauche et pourtant je suis droitier. Séville pouvait brûler, il m’en eût fallu bien plus pour me rendre aux théories à la Cohn de marchands de verre à un euro ou d’éoliennes aux quatre vents. Je profite de cette envolée lyrique pour y noyer sournoisement l’aveu de l’une de mes fautes. Je l’avoue puisqu’il s’agit d’un aveu ; il m’arrive de jeter la bouteille de lait vide dans la poubelle d’ordures ménagères et non, comme mon sens civique et l’avenir des pingouins devraient me le commander, dans la caisse jaune.
Ainsi donc, les muscles saillants de mon bras gauche tendrement câlinés par la fraîcheur artificielle de la climatisation électrique, j’épluchais sans plus d’attention un article écrit à l’enclume et publié dans 6 Toros 6. J’ai cette désagréable manie quand je séjourne en Espagne d’acheter des revues taurines et je suis le premier à en souffrir. L’auteur y développait l’idée largement resucée pour ne pas écrire pompée sur d’autres que les élevages de taureaux de combat permettaient le maintien d’un écosystème unique qui en lui-même faisait de la corrida une culture.
« Et merde ! », bafouillais-je en relevant nerveusement mon menton d’où chutaient de grosses gouttes de Coca-Cola zéro sans caféine, boisson fétiche des trentenaires bien dans leur peau mais pas trop. Mazette comme je le suis, j’avais réussi à graffiter au coke la tronche qui s’autosuffisait au-dessus de l’article écrit à l’enclume. J’ai remarqué que même la presse taurine s’est adaptée à cette mode ringarde, comme beaucoup de modes il faut le noter, d’accoler la tête des auteurs à côté de leur texte. Comme si l’effroyable vision d’un visage maudit par l’intelligence ou par Dieu allait nous incliner à la pitié. Et je suis même certain sans en avoir la preuve que derrière ces figures se cachent d’insondables souffrances de voir ainsi un bout de soi que l’on méprise (et il y a de quoi pour certains !) étaler de la sorte aux lecteurs. Ne doutons pas d’ailleurs que ces lecteurs se comportent ici de la manière que devant le pan de mur qui leur sert de télévision : ils se moquent, ils rient, ils insultent, ils jouissent des difformités et/ou des lacunes de personnes lambdas qui passent leur temps au bord d’une piscine à attendre d’être "éliminés". Ils se moquent, ils rient, ils insultent et ils jouissent sans s’apercevoir que les prochains seront eux.
Le Coca-Cola zéro sans caféine essuyé, il ne restait rien, je me perdais à nouveau dans la lecture de cet énième texte exhortant l’aficionado à comprendre qu’il fallait sauver la corrida car elle était une culture. Pfff...
— Chéri, c’est 19 heures, on va se balader ?
Je ne répondais rien d’audible. Je me levais. Je prenais ma femme dans mes bras. Je la remerciais de me sauver de mes manies. Je l’embrassais.
19 heures, débutait la journée.
J’ai aimé Séville dès le premier instant. Je continue de l’aimer même si j’ai conscience de ne la connaître que de loin. La première fois que j’ai vu Séville, après le panneau donc, depuis la vitre de la voiture, il faisait déjà chaud mais moins qu’aujourd’hui. C’était le joli mois de mars qui s’achevait emportant avec lui les effluves de fleurs d’orangers. Les terrains vagues du nord de la ville ne battaient pas encore la poussière, je cherchais la direction du centre. J’ai toujours eu du mal avec la logique des panneaux de signalisation espagnols. À un feu orange, on a ralenti. Sur le bord de la route jouaient des enfants sales et remuants, leurs bras s’agitaient au-dessus de leur tête comme s’il se fût agi de chasseurs de mouches ou d’insectes furieux, ils riaient tous. Derrière eux, sur la terre battue, entre deux immeubles moribonds, les adultes chantaient, les femmes tendaient leur cul dans des moues de dédain. L’image est restée mais comme filée. « C’était Séville », me suis-je dit, ça aurait fait une sacrée photo.
Je marche avec Loulou sur les épaules dans une rue parallèle à la calle Sierpes. On vient de croiser un type peint en vert, immobile et qui fait peur aux gosses. Je m’écarte sans rien regarder de précis. J’observe des regards, eux détaillent Loulou. Les gens marchent à leur train, la rue est à eux de nouveau. J’ai envie d’une tige mais je me retiens. Ça me rend fier de me retenir parfois. Un Christ pleure derrière une vitrine, une vierge soulage sa peine. Loulou voudrait savoir pourquoi il pleure le monsieur. Il doit avoir mal je lui dis. Je le pense. En lui répondant que Jésus souffre, je m’étonne de cette vitrine. Toute la religion catholique est là, sauf le pape qui sera à Madrid bientôt, en une mise en scène pastel et clinquante à la limite du génie. Jésus pleure, Marie est bleue et ronde comme la terre, les vierges de Séville sont parées pour le bal des débutantes. Qui achète ici ? Et quoi ? Étrangement j’ai espéré que cette boutique ne disparaisse pas dans l’anonymat de devantures internationales dans lesquelles j’avais pénétré à Lisbonne, Paris, Barcelone ou Madrid. « Por favor, los libros de tauromaquia ? — Aquí y hay mucho. »
Mucho, mucho de livres de corrida. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Après le rayonnage du Corte Inglés, je détaille celui de la Casa del Libro, agenouillé, tout entier à ma concentration. Il y a une climatisation ici aussi. Je savoure... la climatisation pas les titres. "José Tomás", "José Tomás", "José Tomás", "José Tomás", "Manzanares", "Perera", "Ponce", Cómo ver una corrida de toros, "Ma vie amoureuse avec un torero raté", "J’ai été un torero raté", "Mon chien se prend pour un toro", "Recettes pour soir de féria", "La corrida pour les nuls", "Gueules de bois, têtes de cons, portraits en noir et blanc d’une cuadrilla", "El Gallo avait un gros nez", Tierras Taurinas, etc. J’ai lu tous les titres. Tous ! J’ai extrait du rayon le seul qui ne me rappelait pas le visage sur lequel j’avais bavé du Coca zéro sans caféine. Je l’ai acheté. Je n’ai pas réfléchi. Dix-huit euros. Je me dis que je l’ai sauvé peut-être. Que grâce à moi il a survécu à un naufrage, qu’il ne sera plus jamais seul ou triste. Je me dis que j’ai bien fait. Veinte toros de Martínez, Luis Fernández Salcedo.
Les toros sont une culture !
En sortant, j’ai téléphoné à Luis Cuadri. C’était la bonne heure pour appeler Luis. Il m’a répondu d’ailleurs. On a discuté un petit moment, il a beaucoup parlé en vérité, moi peu, pour ainsi dire pas. « Alors, à quelle heure demain ?, s’enquiert ma femme qui redoutait déjà l’heure à laquelle il faudrait programmer le réveil. — Je sais pas. J’ai rien compris ! »