03 septembre 2011

Autorovia (VIII)


Mardi
Je fume sur la terrasse. Le vent pénètre la nuit et cogne sur les antennes de télévision enchevêtrées. Chaque matin je les regarde. Je me demande chaque matin si je les prendrai en photo. Ça donnerait quoi en photo ? Chaque matin, quand Séville est encore en possibilité de vie, je les contemple sans en attendre rien que le bonheur simple de sentir l’odeur ocre de mon café dans un lieu où je ne serai plus dans quelques jours. Ça peut être émouvant une forêt d’antennes. Des formes toutes en angulosité, aux lignes étiques, c’est la balade morne, dans le sang du soleil levant, d’une armée en débâcle, sur le retour, des corps blessés, meurtris, des râles et des souffles rauques. La vie quotidienne ne tient à rien. Souvent je les regarde le temps que mon café refroidisse et souvent je me fais cette réflexion que la vie quotidienne ne tient à rien, pour des millions de personnes, qu’à ces hallebardes modernes et mélancoliques d’où surgit ce qui subsiste de leur ultime ouverture sur le monde. Je les prendrai en photo avant de partir.

Je termine ma clope en regardant ma femme. Je finis toujours avant elle. Je mange plus vite qu’elle aussi. Les spécialistes affirment — je l’ai lu dans Femme Actuelle ! — qu’il faut manger lentement pour garder la ligne ; je considère que ma vitesse de mastication s’adapte bien mieux à la courbe qu’à la ligne. Elle doit se dire des fois que je suis totalement tordu de vouloir photographier des antennes de télévision sur les toits blancs de Triana. Je ne sais pas encore si je vais lui en parler. J’aime beaucoup partager mes interrogations et mes sensations avec ma femme pourtant. Elle me regarde dans les yeux sans dire un mot, sans objecter, sans juger, elle me regarde dans les yeux. Elle a des petites pointes de vert éparpillées dans le marron. Ça fait des étoiles. Elle croit que je ne les vois pas. Elle ne sait pas que je les vois en vérité. Elle me regarde dans les yeux et je lui cause des photos que j’aimerais prendre. Au fond de moi, je trouve que le verbe "prendre" convient tout à fait. J’ai toujours ressenti une vraie gêne, une petite honte, à me coller en face de personnes inconnues pour les figer ou leur donner une autre réalité ou une autre dimension sur une image. Notre société occidentale a beau se vautrer sans retenue dans l’iconoclasme le plus débridé, il n’en reste pas moins que c’est un défi à soi-même de déclencher face à quelqu’un qui prend conscience que nous sommes là. Dans cette même rue il n’y a pas si loin finalement, j’avais osé demander à une vieille dame assise devant un portant de robes flamenco si je pouvais me permettre de la prendre en photo. Elle a dit non. Elle a hésité ensuite pour finir par accepter. Je ne sais toujours pas aujourd’hui pour quelle raison elle a dit oui. Je l’ai recroisée depuis que nous sommes là. Elle est toujours posée sur sa chaise de plage à contempler la rue qui traverse et marche devant elle. Je n’ai pas eu le courage de lui redemander. C’est terriblement difficile de photographier un être humain, d’être là en voulant donner l’illusion de ne pas y être ou du moins de ne pas être vu. Quand on est grand c’est pire. Ma femme acquiesce. Je sais qu’elle me comprend. Elle m’a vu faire ou plutôt elle m’a vu si souvent ne rien faire. Elle sait que j’aime bien photographier les personnes âgées. Je lui ai expliqué un jour pourquoi. Chez les personnes âgées, les visages et les corps sont imparfaits. La vie a fait son œuvre. Les rides, les dents qui manquent, les dos voûtés, les jambes arquées, gonflées, rougies sonnent l’alarme de la mortalité. On oublie trop notre état de mortel. Et puis, toutes ces imperfections, à ce que j’ai pu observer, opèrent un contraste souvent remarquable avec la vivacité et la lumière si particulière qui emplissent les yeux de ces corps torsadés. Les photos de personnes âgées sont celles qui disent le mieux l’humanité et sa fragilité. On les regarde comme des enfants qui jouent, la bienveillance en éveil. C’est certainement trompeur mais après tout la photographie n’a pas à dire de vérité. La vérité n’existe pas. J’ai vu cette photo — prise par un vrai photographe — d' un vieillard prise droit dans le regard. Tout était beau, parfaitement beau. Si ça se trouve, me suis-je dit en détaillant le cliché, ce vieux a été un salopard dans sa jeunesse, peut-être même l’est-il resté aujourd’hui. Si ça se trouve il a cogné sa femme, si ça se trouve il mate des photos de jeunes japonaises pré-pubères en petite culotte blanche, si ça se trouve il a torturé d’autres hommes, si ça se trouve il pisse dans sa cafetière tous les matins. C’est quand même une histoire singulière une photo.
Je ne l’ai pas dit à ma femme mais je conçois une dernière raison beaucoup plus terre à terre à photographier des personnes âgées. Dans 90 % des cas, elles courront moins vite que moi si leur venait l’idée de me gueuler dessus. Elles pourront toujours essayer mais je les sèmerai au vent, je les enrhumerai du souffle de ma fuite pour les abandonner là, la canne en sueur, une crampe au béret, la ride vibrante de colère, frustrée.
— À quelle heure le réveil demain ? Il t’a dit quoi Luis ?
— J’ai rien compris à ce qu’il a dit. Luis est andalou de Trigueros. Pour lui les mots ne se prononcent pas, ils se crachent comme les coquilles vides des pipas. J’ai cru comprendre 9h30 à Trigueros. On va essayer ça.
— Tu redescends les clopes ?
— Faudra en racheter demain !

Mercredi
Trigueros est à l’ouest de Séville. "Comeuñas" est à l’ouest de Trigueros et moi je suis à l’ouest, au point le plus absolu de l’ouest, quand me parle Luis Cuadri. Le cortijo Juan Vides s’agite d’ouvriers, de machines agricoles et des rires de Loulou. Les chiens aboient pour faire chien. Je n’ai pas vu de chat. Dans le patio du cortijo, une chaise est sortie et un petit ratier attend à côté d’elle. Luis attend José Escobar. Ici, rien n’est concevable sans José Escobar. José a un contretemps avec une vache m’explique Luis. Rien n’est moins sûr donc. Peut-être m’a-t-il tout simplement avoué que José Escobar était en train d’acheter ses purros à Trigueros ou qu’il avait rendez-vous chez l’ophtalmo. J’ai choisi de le croire, un souci avec une vache brave, ça sent plus le campo.
Je suis retourné dans le patio. Le chien n’était plus seul. Un homme, âgé mais pas trop, mal rasé, un type d’ici, était maintenant assis sur la chaise et caressait le ratier. J’ai dit "Hola", il a répondu, sans un regard, quelque chose qui ressemblait à "A..." J’ai pris ça pour un bonjour accueillant. Je me suis mis face à lui, à deux mètres, lentement. J’ai plié les genoux pour être à son niveau, lentement. Je n’ai rien demandé. J’ai repensé à la vieille de la calle Castilla. Je lui avais demandé à elle. J’étais gêné comme d’habitude mais je n’ai rien demandé. Il m’a regardé faire mon cinéma, il ne s’est pas arrêté pour autant de rendre le clebs heureux, il a rabaissé les yeux. J’ai marché vers Luis, je crois avoir lancé un "Hasta luego" reconnaissant.