28 septembre 2011

Autorovia (XI)


Jeudi
Les voisins d’en face, des Français eux aussi, ont adopté le même rythme que nous. Ils sont polis et j’apprécie qu’ils se comportent avec moi comme moi avec eux : nous en restons aux bonjour bonsoir de circonstance et évitons les uns les autres de nous interroger sur nos vacances respectives. Le tourisme a ceci d’horripilant qu’il provoque chez certains des éruptions soudaines de fraternisation nationale qu’ils s’empressent de vouloir vous refiler par des contacts que proscrivent pourtant tous les dermatologues de la terre. Et vous avez visité quoi ? Oh que c’était beau ! Vous trouvez qu’on mange bien ici ? Mais la question pole position, l’inquiétude maillot à poids reste et de loin : Et vous venez d’où en France ? Et c’est là, quand le mot Sud-Ouest réveille leurs neurones anesthésiés par la crème solaire et les glaces à 4,50 euros achetées en face de la cathédrale, c’est là donc qu’ils vous contaminent pour de bon, ça sort par tous leurs pores, ça bave, ça suinte, pour un peu ils te refilent leur femme en maugréant sur la supposée gentillesse de l’autochtone que lui promettait le Guide du routard page 52. Le regard figé sur le chapeau de paille de la voisine qui seul dépasse de ses ablutions quotidiennes, l’esprit dans le vague, je m’enguirlande de tant de cynisme à l’encontre de l’espèce touristique. Je sais pourtant qu’ils économisent toute l’année pour venir becqueter du poulet frites aux Golondrinas. Ils veulent faire plaisir aux gosses, ils se saignent, ils s’engueulent onze mois durant pour être là, ici et maintenant. En rentrant, ils devront payer les impôts, la taxe d’habitation, les taxes foncières, les assurances scolaires, la fuite d’eau, les étrennes des postiers et les rennes du Père Noël. J’en finis avec ma cigarette que j’ai consumée lentement cette fois. Putain ! je me dis, faudrait pas être touriste, c’est pas une vie !
On fait quoi aujourd’hui ? Voilà la question que je redoute. Elle me rappelle trop sa jumelle de la vie quotidienne : Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?
Rien ! Je ne trouve pas mieux comme réponse, et puis rien c’est déjà une réponse. J’ai pas envie de devoir faire quelque chose. Je veux rester en moule bite bleu sur la terrasse à cloper et à lire, à regarder ma femme et les gosses qui jouent dans l’eau. Je rassure mon moi hyperactif en lui rétorquant que c’est pas rien de faire ça. Je vérifie qu’il reste assez de clopes dans le paquet de Marlboro light pour passer la journée. Je m’allonge sur une chaise longue à l’ombre, le fil de mon moule bite bleu dépasse mais j’ai décidé de ne rien faire, je lui accorde quartier libre à lui aussi. Ce moment mériterait un fond musical adéquat. Le poste est en bas et il est hors de propos que je bouge d’un pouce ou d’un fil de moule bite. Je regarde ma femme qui lit. Je lance au vent, un fantasme, un baiser. Je regarde les mômes. L’eau de la piscine frémit de leurs jeux et esquisse sur eux d’indécises boursouflures d’or. Je croquerais bien quelques Lays pour honorer ce trésor mais la vue de mon corps blanc si mal dissimulé par le moule bite bleu m’impose un soupçon de raison. Je feuillette une pub sur Séville. Le genre de papier glacé où en dix lignes un génie de la com t’explique que la culture a été inventée en Andalousie entre deux claquements de doigts d’un chanteur flamenco (Ludo, ne m’en veux pas, je ne sais absolument pas si les chanteurs de flamenco claquent des doigts). Faut pas pousser, la culture c’est français, tout le monde le sait même le plus décérébré des Andalous. Séville a son Museo de Bellas Artes comme toutes les villes espagnoles d’importance et comme toutes les villes européennes aussi. J’aurai plus d’hésitation concernant les villes étasuniennes et je ne m’avancerai pas sur le cas des asiatiques. Les africaines ? Un de mes professeurs entama un jour un cours de la sorte : Vous voyez ce continent (il indiquait l’Afrique du doigt) ? Et nous, en chœur, trop cons, trop fiers : Oui ! Nous savions où se trouvait l’Afrique. Il a rayé l’Afrique de deux gros traits noirs, épais, larges, indélébiles. Ça n’existe pas ! il a hurlé dans l’amphi, droit et solennel, militaire. Ce continent n’existe pas ! (Économiquement parlant et en comparaison de ce qui se passe dans les pôles de la Triade, voulait-il nous démontrer.) Il se trouve donc des musées des beaux-arts aux quatre coins des rues dans les pays qui ont le temps de s’émouvoir de l’art. Il y en a partout. Le musée des beaux-arts, c’est le McDo de l’art. En soi, je n’ai rien contre les musées des beaux-arts mais je n’ai jamais compris par quel sombre et sinueux destin on en est arrivé à intituler ça musée des beaux-arts. Beaux arts ? Comme si en contrepartie il existait un art laid. Comme si l’art pouvait se réduire au beau ou au laid, au blanc ou au noir. Pour autant, ça colle bien de nos jours. Il y a les toristas et les toreristas, Secret Story ou Xfactor, les jaunes contre les rouges de Koh-Lanta, Houellebecq contre Beigbeder, les autres contre moi. Je dois confesser que j’éprouve toujours un enjouement presque jubilatoire lorsque je déambule dans un musée, fût-il des beaux-arts ou non. Et cela n’a rien à voir avec la qualité des œuvres d’arts exposées. J’ai un rituel, je m’en suis rendu compte. Je fais semblant de scruter un tableau avec le plus grand sérieux du monde, collé à un couple de petits vieux qui eux font semblant d’élaborer une analyse savante de la peinture — analyse qu’ils viennent de lire dans le catalogue de l’exposition vendu à l’entrée — tout en détaillant du coin de l’œil l’attitude du gardien de la salle. C’est là que ça devient jubilatoire. C’est ça qui m’intéresse : le gardien de la salle. La visite des musées m’a permis d’inscrire dans ma réalité cette phrase si souvent entendue : Il faut toujours relativiser ses malheurs face à ceux des autres. J’ai longtemps cru qu’il s’agissait d’une sentence d’adulte pour mieux dresser les marmots trop gâtés. Mais je suis un adulte aujourd’hui, j’essaye de le devenir en tout cas. C’est donc en observant du coin de l’œil les gardiens de salle de musées que j’ai acquis la certitude que ces gens s’ennuyaient à mourir, debout, contraints de voir passer devant leurs yeux des centaines de shorts prêts à tout pour ramener à la maison une photo prise au flash d’un Goya ou d’un Schiele. Le gardien de musée ne transige pas avec sa vie de merde : elle se lit en caractères gras sur son faciès de paria. J’aime les musées pour ça, pour ce côté rassurant qu’ils m’offrent sur ma propre vie. Aller au musée, c’est se rassurer sur soi en zieutant lâchement d’autres qui souffrent plus que nous et c’est se dire à voix basse qu’il vaut mieux eux que moi. Je me sens très français dans ces moments-là. Sur le fascicule touristique, je reconnais une œuvre qui avait attiré mon attention lorsqu’il y a deux ans déjà j’avais visité ce musée. Il était l’heure où les Sévillans achètent de l’huile d’olive au litre, où les touristes commandent à manger sur une terrasse canardée de crotin de cheval — autant avouer que j’avais été plongé dans des conditions proches de la perfection pour m’esbaudir, discrètement il va de soi, du beau que contenait ce lieu. À l’extrémité d’une grande pièce achevée par un court escalier, le tableau était là. C’est sa taille qui me causa forte impression. Les hommes vêtus d’or étaient aussi grands que moi et, je le répète, dans un pays petit comme l’Espagne, ce n’est pas banal. Je n’avais jamais entendu parler de ce peintre ni de cette œuvre : La Muerte del maestro (hacia 1913), José Villegas Cordero (Sevilla 1844 – Madrid 1921). Depuis j’avais cherché et j’avais trouvé somme toute assez facilement des renseignements sur ce Villegas Cordero sans même prendre la peine de fouiller dans la pile de Toros au fin fond de laquelle j’imaginais que se cachait un semblant de réponse à ma curiosité. Je m’étais dit d’ailleurs, en refusant la facilité de fureter dans les index de la revue nîmoise, que, parfois, et j’en éprouvais une fierté certaine, j’étais un homme qui prenait des risques. Villegas Cordero fut un peintre, car il est mort à cette heure, parfois qualifié de régional, d’autres fois de réaliste décoratif influencé par l’orientalisme. De 1901 à 1918, il fut directeur du musée du Prado de Madrid qui se trouve juste en face d’un Quick. Il s’avère que le tableau La Muerte del maestro est grandiloquent. Je ne trouve pas d’autres mots. Les ors des toreros reflètent la lumière, le mort est bien mort, étendu sur un brancard drapé de blanc et d’une cape rouge, la chapelle est pleine à craquer et ce ras bord donne au prêtre inquiétant l’apparat d’une satiété obscène, la vierge est là qui veille — ou qui ne veut pas voir — son fils crucifié derrière son épaule. En bas à gauche, un monosabio fait le monosabio mais pour un mort, sérieux et concentré, et deux gens d’armes, dans un coin assombri, miment sans y croire la peine. C’est grandiloquent, c’est réel, c’est aussi grand que moi. La taille renforce l’effet. Un toro a tué le maestro. Deux ans plus tard, en moule bite sur une terrasse de Triana, vaguement circonspect à la lecture d’une brochure touristique, je revis ce tableau comme on sort la poubelle, en pensant à autre chose, en me disant que la corrida ne me touche plus au fond. Je sais que j’ai tort et je saurai me le prouver. Une bise veloutée parcourt maintenant la terrasse. Les cheveux fins de ma femme gambillent en caressant sa nuque dégagée. J’essaye de suivre leur mouvement vaporeux dans la lumière cotonneuse du soleil qui descend. Je me régale d’une pub de Guerlain faite pour moi, pour moi seul. Je me dis qu’il y a pire. Ce tableau me fait penser au G10. En fait, non, il me fait penser, subtilité insidieuse de la pensée humaine, que je ne pense pas au G10 en le regardant. Et j’y pense. Au G10. Dans le Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis,  Pierre Desproges avait utilisé un tableau larmoyant comme celui-ci et auquel il offrait une légende nouvelle en lien avec chaque mot choisi pour remplir son dictionnaire. Brève digression. C’est en lisant Desproges que j’ai saisi ce que put être la moelle épinière métastasée du communisme à l’Est. Je cite donc pour les incultes (je sais qu’il en existe sur d’autres blogs et ils vont encore s’énerver en écrivant que Campos y Ruedos se la pète et tout le ramdam ! Vous fatiguez pas les doigts sur le clavier, Campos y Ruedos aussi vous aime) : « Warszawa (fr. Varsovie) : Ville polonaise où les arbres ont le droit de pousser la nuit. » Je m’incline mais la nuit je dors. En regardant La Muerte del maestro, j’ai pensé que ce tableau aurait mérité le même traitement que celui élu par Desproges. J’ai imaginé qu’il aurait été cocasse de légender : « Le G 10 qu’il fallait laver le linge, merde ! » au chapitre « Linge sale » ou « Le G 10 des conneries, mon père » au chapitre « Corrida ». En vérité, en conjecturant sur le G10, là, en moule bite bleu, je prends conscience qu’en tant qu’aficionado je ne pense jamais au G10. Jamais je ne me dis Tiens Juli torée là demain, j’irais bien le voir, jamais ne frétille en moi le désir de me rendre quelque part savourer le génie de Cayetano ou la tauromachie de train électrique de Miguel Ángel Perera. On a les penseurs de son temps, on a les maestros qu’on mérite. Le G10, je le peins au noir indélébile qui a effacé l’Afrique. Pareil. Noir. Nuit. Ténèbres. Ça n’existe pas le G10 ! hurle mon prof militaire, ça n’existe pas ! Garde à vous ! Je me fais la promesse de ne plus y penser parce que la tauromachie mérite mieux à mon sens que ces figures d’enfants polis moisies au jus de putes de luxe.

Ce soir je mange dehors c’est-à-dire dans un bar au coin de la rue. Il y a des têtes de toros au-dessus des gosses et des affiches de corridas devant nous. Une qui retient mon attention dès l’entrée. Il n’y a pas un touriste ici, que des autochtones qui picorent en causant de la crise qui les frappe, cette « salope » qu’ils appellent Europe, dette, immobilier, banque, politiques, Zapatero mais jamais Morante. Moi, je l’appelle pas la crise, qu’elle reste loin et chez les autres. J’ai des vacances à achever, moi, messieurs les rogneux ! Sur l’affiche que le temps a jaunie, un nom évoque quelque chose mais je ne me souviens pas. Je cherche en passant la commande : épinards à la sévillane, jamón, solomillo al whisky et pinard, rouge évidemment. Les gosses trouvent l’endroit super, Loulou court autour et sous les immenses tabourets de bar, la nuque de ma femme est toujours dégagée et c’est beau, et je m’impatiente de boire ce vin de Ribera de Duero. Il fait très chaud et j’aurais été mieux en moule bite. Jesús Franco Cardeño ! Ça y est. En avalant une bouchée d’épinards, j’ai retrouvé qui était ce type. En 1997, un toro de Prieto de la Cal (‘Hocicón’) lui avait tracé une autoroute du menton à l’oreille. Quand il s’est relevé, parce qu’il s’est relevé, il avait terminé sa carrière de torero, son visage pendait comme un scalp amateur et dessous, sur les nervures de la chair, s’ébauchait un tableau d’Otto Dix. En sortant, Loulou a voulu jouer sur le toboggan avant de rentrer. J’ai pensé à ce Cardeño et une dernière fois au G10, je me le suis promis, une dernière fois. En me couchant, la nuit régnait depuis longtemps, G10 à la nuque de ma femme d’éteindre la lumière. Elle a éteint dans la seconde. Ça n’existe pas ! a hurlé mon prof, ça n’existe pas !

Photographies Au Musée des beaux-arts de Séville © Laurent Larrieu/Camposyruedos.com