07 avril 2011

« Ton ami Charles »



Pour un jeune du Ribatejo, le Portugal des sixties était aussi chiche en emplois que celui des années 2000. Originaire du district de Santarém, Carlos Pereira Costa n'avait été retenu ni par l'administration ni par les champs ; le manque de diplôme et l'absence de soutien lui avaient fermé la première, tandis que les seconds n'avaient jamais été envisagé, du fait d'un rhume des foins tenace, et pour tout dire stupide, alors même que son travail le fascinait. La vingtaine, fiancé depuis quelques mois et un bébé bientôt sur les bras, Carlos avait reçu la lettre d'un cousin qui, mis dans la confidence par un oncle ou une tante, lui proposait de le rejoindre dans le centre de la France, à Montluçon.

La manufacture de pneumatiques (et de balles de tennis) embauchait des ouvriers, et Carlos ne tarda pas à rejoindre l'industrieuse et prolétaire sous-préfecture de l'Allier — Moulins misant sur le tertiaire, et Vichy, les pastilles. Traversée par le Cher et gérée par le PC, ce qui n'était pas pour lui déplaire, il y construisit sa maison, s'y fit des amis — des camarades, aussi —, et ses deux filles y trouvèrent chacune un mari. Dunlop payait suffisamment pour envisager un aller et retour par an au pays ; quand le CE et le syndicat, eux, permettaient à moindre frais d'envoyer les enfants en colonie de vacances — à cette époque, conscience de classe, progrès social et solidarité avaient encore un sens.

Pendant plus de trente ans, Carlos sua aux côtés de Pierre à l'assemblage ; autour des machines, ils se tuèrent à la tâche, se donnèrent du courage. A l'usine, au local syndical ou au bistrot, Carlos parlait tant du Ribatejo — le Tage, les chevaux, les paysages et les touros —, qu'une fois à la retraite Pierre n'avait pu faire autrement que s'y rendre avec sa femme. Quelques années auparavant, Carlos — les copains le taquinaient en l'appelant Charles avec une pointe d'accent bourgeois — avait écrit à son « Très cher ami », au 3 rue de la Lombardie, une carte postale de « L'entrée de Taureaux » dans sa très chère ville de Santarém. Pierre la garda précieusement dans son portefeuille, jusqu'à la fin.

Jusqu'à ce que ses fils la remettent à un cartophile de Saint-Pourçain... et qu'un bouquiniste de Lille la revende à un aficionado corrézien.

Image Carte postale (bilhete postal) sans date ni éditeur.