L'humanité est constamment aux prises avec deux processus contradictoires dont l'un tend à instaurer l'unification, tandis que l'autre vise à maintenir ou à rétablir la diversification.
Race et Histoire, 1952.
Le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses, c’est celui qui pose les vraies questions.
Le Cru et le Cuit, 1964.
Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui.
Tristes Tropiques, 1955.
D'aucuns s’émeuvent du décès d’une princesse d’Angleterre, d’autres de tel chanteur ou de tel acteur, on me pardonnera ici de m’affliger de la disparition de Claude Lévi-Strauss.
Non pas qu’elle fut prématurée, 100 ans, presque 101, c’est un âge plutôt confortable pour le grand voyage, d’autant que Claude Lévi-Strauss lui-même pensait qu’il n'avait que trop vécu.
Plutôt parce qu’avec l’un des derniers témoins d’un esprit et d’une culture français, héritier des lumières, disparaît une certaine pratique de l’intelligence, qui ne se préoccupait en rien de l’agitation fébrile du temps, mais au contraire s’inscrivait dans l’éternité et l'universalité de la pensée humaine.
Enfin, parce que l’ayant connu, ayant assisté à plusieurs de ses interventions en Sorbonne, ayant conversé avec lui, grâce au truchement du Professeur Pitt-Rivers (cf. dans le blog), j’avais pu apprécier, très imparfaitement certes – quand on bénéficie de la jeunesse, l’ouïe est meilleure mais l’écoute déficiente - la puissance de sa pensée, la rigueur de sa logique et la grandeur de son autorité.
A l’époque, j’appartenais à un courant de pensée qui commençait à remettre sérieusement en cause le structuralisme et l’anthropologie structurale, ce qui n’empêchait nullement le respect dû au maître.
Ce décès annonce malheureusement le déclin, quasi irréversible, de notre culture, dans sa dimension universelle, et l’on comptera désormais sur les doigts d’une main qui se referme inéluctablement les derniers tenants d’une pensée haute, libre et puissante (René Girard, Michel Serres).
Désormais commence la dictature de celle du court terme et de l’utilité, la péroraison des médiocres, le triomphe des "philosophaillons", le sarkosysme intellectuel en quelque sorte (superbe antinomie) !
Que vient faire Lévi-Strauss dans ce blog "d’humeurs taurines et éclectiques" ?
C’est que contrairement à l’opinion de certains qui se piquent de savoir, sans s’être donné la peine de connaître, avec ce vernis culturel qui ne s’impose qu’aux sots ou aux naïfs, le cher Claude s’intéressait particulièrement à ce phénomène si singulier qu’est la tauromachie, qu’il qualifia un jour dans une conversation de « survivance extraordinaire et atypique ». Il suivit d’ailleurs avec intérêt les travaux de Julian Pitt-Rivers sur ce sujet.
Il portait sur le monde, sur la fin de sa vie, une vision plutôt pessimiste, ou pour le moins désabusée, déclarant en 2005 : « Ce que je constate : ce sont les ravages actuels ; c’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales ; et que du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne - si je puis dire - et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime. » (France 2 émission "Campus" du jeudi 17 février 2005)
La dernière fois que je l’ai rencontré, en 1984, j’ai évoqué avec lui et avec Pitt-Rivers, une tauromachie qui allait déclinant, dévorée par l’emprise économique, dont le contenu symbolique, la signification du rituel disparaissaient sous les coups de boutoirs de l’exigence commerciale, de l’évolution du marché diraient certains.
Il était là aussi à la fois réaliste et pessimiste, ayant vu périr ces cultures, ces tribus qu’il avait fréquentées. J’avais noté son appréciation : « Tout cela terminera en mascarade, comme les indiens qui font la danse de la pluie pour réjouir les touristes. Les seules cultures qui résistent sont celles qui ne composent ni avec leurs valeurs, ni avec leurs modes d’expression. En la matière, l’intransigeance paye. »
Las Vegas vient célébrer en fanfare l’aboutissement d’une logique enclenchée par les mêmes apprentis sorciers qui, avec des pudeurs de vierges outragées, à grands coups de cris d’orfraie, en condamnent la caricature. La même tartufferie que nos élites économiques et politiques qui appellent à moraliser un libéralisme qu’ils ont promu et choyé.
Lévi-Strauss était un philosophe de l’impermanence, une notion bouddhique dans laquelle il se retrouvait. Il savait que certaines choses se perdent à jamais, ou comme l’écrivait Buddhaghosa dans le Visuddhimagga au Vème siècle de notre ère : « L'impermanence des choses, c'est l'apparition, le passage et la transformation des choses ou la disparition des choses qui ont commencé à être ou qui ont apparu. Cela signifie que ces choses ne persistent jamais de la même façon, mais qu'elles disparaissent et se dissolvent d'un moment à l'autre. »
Pour aller dans le fil de sa pensée, la tauromachie survivra peut-être, mais son adaptation se fera au prix de la perte irrémédiable de son contenu symbolique et de son signifiant rituel pour se muter en simple objet économique, uniquement gouverné par des contraintes marchandes.
Cela en vaut-il la peine ?
Pour répondre ici très clairement, je dirai, qu’en ce qui me concerne, je défendrai une tauromachie qui ait du sens, je défendrai une éthique, je ne me battrai jamais pour défendre les intérêts des négociants qui s’en sont emparés.
De ce point de vue, l’intervention de Jean-Michel Mariou dans l’émission « La voix est libre » de France 3 AQUITAINE du 24 octobre 2009, m’a paru marquée au coin du bon sens, et éviter la platitude des propos convenus et de la langue de bois taurine qui ne manque jamais de foisonner dans un type d’exercice de style qui prédispose aux sempiternels discours "tauromachiquement corrects".
Laissons le dernier mot à Roger-Pol Droit qui a superbement résumé l’homme dans un article du Monde : « Dans une époque pressée, confuse, massivement portée à la veulerie et au simplisme, l’homme passait fréquemment pour distant. Tous ceux qui eurent la chance de l’approcher peu ou prou savent combien cet esprit universel, profondément attaché à la dignité de tous peuples, savait être proche, amical, fidèle et chaleureux, surtout si l’on avait su tenir le coup sous son regard, le plus acéré qui fût.
Hautain ? Non. Seulement exigeant, suprêmement intelligent, et peu enclin au mensonge. Cela fait évidemment beaucoup de défauts, surtout si l’on est en outre l’auteur d’une des œuvres majeures du XXe siècle. Dans la cacophonie de l’heure, une partition exemplaire. Et l’élégance altière, à côté du solfège, d’un musicien de l’esprit. »
On comprendra que la récupération de Lévi-Strauss par certaines plumes frise au mieux le ridicule (sanctionné par un contresens magistral), au pis l’obscène.
Xavier Klein
PS Pour l’anecdote, Lévi-Strauss s’amusait de mon patronyme. Il avait en effet utilisé la notion de "groupe de Klein" dans un ouvrage majeur : « Les structures élémentaires de la parenté ».
De ce point de vue, l’intervention de Jean-Michel Mariou dans l’émission « La voix est libre » de France 3 AQUITAINE du 24 octobre 2009, m’a paru marquée au coin du bon sens, et éviter la platitude des propos convenus et de la langue de bois taurine qui ne manque jamais de foisonner dans un type d’exercice de style qui prédispose aux sempiternels discours "tauromachiquement corrects".
Laissons le dernier mot à Roger-Pol Droit qui a superbement résumé l’homme dans un article du Monde : « Dans une époque pressée, confuse, massivement portée à la veulerie et au simplisme, l’homme passait fréquemment pour distant. Tous ceux qui eurent la chance de l’approcher peu ou prou savent combien cet esprit universel, profondément attaché à la dignité de tous peuples, savait être proche, amical, fidèle et chaleureux, surtout si l’on avait su tenir le coup sous son regard, le plus acéré qui fût.
Hautain ? Non. Seulement exigeant, suprêmement intelligent, et peu enclin au mensonge. Cela fait évidemment beaucoup de défauts, surtout si l’on est en outre l’auteur d’une des œuvres majeures du XXe siècle. Dans la cacophonie de l’heure, une partition exemplaire. Et l’élégance altière, à côté du solfège, d’un musicien de l’esprit. »
On comprendra que la récupération de Lévi-Strauss par certaines plumes frise au mieux le ridicule (sanctionné par un contresens magistral), au pis l’obscène.
Xavier Klein
PS Pour l’anecdote, Lévi-Strauss s’amusait de mon patronyme. Il avait en effet utilisé la notion de "groupe de Klein" dans un ouvrage majeur : « Les structures élémentaires de la parenté ».