En des temps où il faisait encore beau et chaud, après la lecture de l’ouvrage Afición je trouvai "El Tío Pepe" (1911-1992) un peu paternaliste, sûr de lui-même, parfois vieux jeu et un poil égocentrique quand il répond aux questions que lui pose... Jean-Pierre Darracq ! Rien que de très humain en somme. Quoi qu’il en soit, et ce n’est pas moi qui vous l’apprendrai, il possédait une culture tauromachique immense et savait sacrément bien la mettre au service de sa vision d'une Fiesta authentique, intègre et juste.
Au cours d’une nouvelle et récente plongée dans sa Genèse de la corrida moderne1, le "rabat-joie" que je suis a recueilli dans son filet ce passage où le "Tío Pepe" décrit2, en 1990, ce qu’est à ses yeux la Nouvelle Tauromachie. Et tauromachiquement parlant, 1990 c’est comme qui dirait aujourd’hui, demain, après-demain... :
« La période de laxisme qui allait déboucher de nos jours sur la Nouvelle Tauromachie* a commencé dans les années trente lorsque mes aînés ont eu la faiblesse de tolérer que les peones accueillent de moins en moins souvent le toro tout neuf au moyen de largas rectilignes à une main pour user de capotazos à deux mains sous l’œil indifférent ou complice de leurs matadors. Certes, les cris de protestation résonnaient-ils sur les tendidos, mais insuffisants. Dans les comptes rendus de corridas (et surtout dans Le Toril) les critiques de l’époque s’indignaient de cette pratique nouvelle, mais elle ne cessa de gagner du terrain. [...]
Donc, dans ces années d’avant-guerre, les matadors, par une sorte de lâche complaisance, semblent faire cause commune avec leurs subalternes en fermant les yeux sur les abus dont ces derniers se rendent coupables, le principal étant le toreo de cape à deux mains, dur, sec, meurtrier. Ce que nous appelons recortes. Cet abandon tacite d’autorité du matador sur son personnel trouvait sa compensation dans l’amoindrissement des forces du toro. Et comme nul, à aucun moment, n’entreprit de remettre les choses à leur place, plus jamais désormais on ne verra un matador renvoyer au burladero l’exécuteur des basses œuvres. [...]
Alors, qu’est-ce donc que la Nouvelle Tauromachie ? C’est un concept nouveau résultant de la connivence entre le matador et sa cuadrilla, concourant pratiquement à la suppression de la lidia*, devenue inutile grâce à l’interaction des peones, du picador et du matador, en présence d’un animal dont la bravoure originelle a subi des correctifs*. Dès son entrée en piste la bête est prise en charge par un peón, ou deux (merci pour les coups dans les planches), férocement "récortée", puis par le matador en cinq, six véroniques-torsion, plus une ou deux demi-véroniques (recortes). Le picador entre en scène ; des regards et des signes discrets* sont échangés ; curieusement la pique tombe très en arrière du morrillo, complétée par une bonne carioca ou par l’appui du cheval contre les planches assortis de pompage. Dur pour le bestiau, et, meilleur il est, plus c’est dur. Qui voit-on au quite ? Le matador, dont c’est le tour ? Pensez donc : un peón. Soucieux de sa dignité, le matador ne travaille pas : il regarde. Si le toro lui parait bon, il condescendra peut-être à nous servir trois véroniques ou les trois chicuelinas de routine. Et sinon, rien. Aux peones les basses besognes et la préparation en vue du deuxième tercio. Long ; trop long ; les coups de cape s’additionnent. Si vous avez compté depuis l’entrée du toro jusqu’à la première passe de muleta vous ne devriez pas être très loin de la quarantaine de capotazos. Vous voyez bien ! Plus la pique. Pour un toro moyen, commercial et soso, tout ça tient lieu de lidia. Un brindis et il ne reste plus à Manzanares qu’à s’étirer (joliment d’ailleurs) au long des séries profilées, compas ouvert mais pieds parallèles, de derechazos et de naturelles-bidon. Quand tout se passe bien, c’est vrai que c’est très agréable à voir. Le public est ravi ; les oreilles tombent. (Oui, mais l’estocade... Quoi, l’estocade ?... [...]) L’espèce des "gourmands d’oreilles" existe bel et bien comme produit d’une tauromachie devenue moins dramatique, précisément la Nouvelle Tauromachie. Elle a sécrété ses adeptes qui vont à la plaza comme vers un magasin. Donnant, donnant. Des oreilles contre mon fric. Le toro, l’éducation taurine, j’en ai rien à foutre ! [...]
La Nouvelle Tauromachie [...] est une violation permanente des règles et principes sur lesquels s’est fondée la Fiesta Brava depuis deux siècles, elle est porteuse d’illusions mais elle mène au désespoir [...] ces petits jeunes à qui on a inculqué une seule idée : baisser la main et templar [...] »
1 Jean-Pierre Darracq "El Tío Pepe", Genèse de la corrida moderne, Editions Cairn, Pau, 2000, pp. 91-96.
2 En des termes pas toujours amènes, car, malgré son éducation et ses quasi 80 printemps, Jean-Pierre Darracq pouvait être dur voire impitoyable. Et encore, j’ai coupé...
* Note CyR : en italique dans le texte.
Image Un toro con toda la barba pas franchement en phase avec le sujet, mais qu’importe. Illustrations de Genèse de la corrida moderne © Mathieu Sodore