04 septembre 2006

La solitude silencieuse de l'aficionado... Bayonne 2006 (I)


- "Moi, avec un espagnol, j’ai visité le campo charro l’an dernier et j’en ai vu des toros."
Ça a commencé comme ça. Violent d’entrée de jeu. Ça ne faisait pas une minute que j’étais assis là, au 2 de la file 13.
- "Aujourd’hui, c’est des frailes, des tueurs, ça fait 10 ans qu’ils sont pas venus à Bayonne."

Oh « pute borgne », ça va être l’enfer cette course s’il continue son numéro, l’autre, derrière moi. Le callejón se remplit gentiment, les huiles coulent vers leur réduit, c'est la danse lourde des abrazos et des serrages de paluches. J’allume une clope,"Fortuna", on ne sait jamais que ça aide.

- "J’ai fait toutes les corridas de Bayonne cet été, et depuis des années aussi. Y’a eu des super trucs ici. Castella a même coupé deux oreilles le 15 août. C’est une des meilleures arènes, Bayonne. Vous allez voir."
Pitié !
- "Vous savez Monsieur, Castella a certes été bon mais sa première faena était bien plus intéressante que celle des deux oreilles. Quant aux autres corridas, ce fut bien moyen pour ne pas dire ennuyeux. Les présidences sont très généreuses ici."

Est-ce possible ? Qui êtes-vous Madame ? D’où venez-vous ? Ne parlez pas si fort, vous risquez le lynchage à déballer autant de vérités d’un coup, d’un seul. Elle m’a fait un court sourire, signe discret, délicat de notre pacte de souffrance.
Le callejón est plein, un bal du 14 juillet, place de la Bastille.

"Remplis bien la saucisse" me disait ma grand-mère. "Faut pas qu’il y ait d’air, remplis, n’aies pas peur, vas-y…" Rempli comme les saucisses de Mamie le callejón, comme souvent dans le Sud-Ouest. Y’a de tout là-dedans. Photographes, empresas, cuadrillas (là on comprend), revisteros, écrivaillons, artistes, invités, politiques, « gloires » locales, j’en passe. Ça y va du portable, ça parle quand meurent les toros, ça scrute le public de haut, depuis le bas. L’avantage de la saucisse, c’est que le gras fond à la cuisson, pas là ; l’ombre protège le superflu.

"J’ai lu un livre sur les élevages cet été, ils les nourrissent avec des aliments pour qu’ils soient gros pour la corrida.
- Ah bon, c’est comme les vaches laitières alors ?
- Oui, un peu pareil.
- Et ceux qu’on va voir aujourd’hui, ils sont bien d’habitude ?
- Ça fait 10 ans qu’ils sont pas venus ici, c’est des tueurs. Mais les meilleurs, c’est les
toros de Victorino Martín, ils sont tout gris. Cette année, ils en ont pas acheté ici alors que d’habitude on finit avec eux. Ça aurait été mieux.
- Oui, c’est dommage s’ils sont bons."

Le couple qui assiste à sa première corrida a l’air déçu. Il ne verra pas les "meilleurs" de Victorino. Aujourd’hui, il n’aura droit qu’à un remake taurin des batailles de Crécy, Sadowa, Verdun, Stalingrad et autres joyeuses charcuteries de jadis. Un "Chemin des Dames" tracé par des "tueurs" de "Cojos de Robliza". Promis, c’est des "tueurs".

"Ça va être comique" me susurre, déconfite, la dame aux mirettes très bleues.
- "Non" lui dis-je, "ça va être tragique !". Sourires chagrinés.

Et sort le premier fraile. 'Macarrón', 482 kg et deux couteaux pour trancher le lard, lacérer le carpaccio. Un toro de combat est au milieu de nous. Ses frères furent de même, très bien fagotés, sans excès, musculeux et en pointes. Seul 'Regatino' abaissa le niveau. Il pèse 623 kg et ressemble plus à un cuadri basto qu’à un fraile bien fait.
- "On ne voit plus de vraies piques aujourd'hui." Elle a dit ça tout doucement comme quand on parle à un ami autour d’une table un soir d’été, à moitié plongé dans ses rêves ou ses angoisses. Ça sort plein d’innocence, ça nous rentre de face, raide et piquant.
- "Pourtant, ces chevaux sont excellents, cette cuadra est superbe et fait bien son travail…J’adore les chevaux de Bonijol." Que voulez-vous répondre à ça ?
- "Oui, je suis d’accord, y’a pas beaucoup mieux sur le marché."Pour les piques, il y en eut même si les frailes ne furent pas les braves que l’on pouvait rêver. Ces messieurs au castoreño s’en donnèrent à cœur joie, façon marteau-piqueur.
- "On pouvait s’y attendre" murmure-t-elle. Malheureusement oui.

Soudain, dans la torpeur des choses vues, revues et remâchées, une pyramide alla s’échouer, on ne sait comment, à peu près dans le morrillo du fraile (en tout cas bien à la base). Les yeux écarquillés, la bouche béante comme un môme à guignol, mes bras se sont ouverts, langoureux, les siens aussi. Le temps, suspendu à une courte pyramide, a dit : "Stop !", comme "Maxwell". Tourné vers elle, j’allais lui dire "Viens", ma poitrine secouée contre la sienne, fragile, aimante (je l’imaginais), nous allions ressentir le prodige dans une unicité charnellement sublime. Délire ! Délire ! 10 secondes plus tard la cible était touchée et les reins labourés. On ne s’est même pas regardé. Des gars d’un cercle taurin (montois peut-être) ont ahané, vociféré, hurlé mais le fraile était piqué et morte l’espérance.

La course s’en fut ainsi, balancée entre l’émotion de vrais toros de lidia et l’amère réalité des habitudes et d’une pseudo et soi-disant inévitable évolution.
Lópes-Cháves, qui fit celui qui ne voyait rien lors de la pique, se rattrapa pourtant lors de la faena. Débutée aux medios, les événements s’engageaient mal.
- "Ce toro ne vaut rien, vous voyez, c’est un tueur !"
- "Oui , il est très dangereux, il va attraper le torero", répondirent nos deux toutereaux, puceaux de toros mais contrits de tension.
- "Non, ce toro peut passer mais Lópes-Cháves devrait changer de terrain pour le combattre et l’amener vers le centre, loin de la querencia.
- Ah… et c’est quoi madame une querencia ?
- C’est le lieu de l’arène dans lequel un
toro aura tendance à se défendre avec plus d'ardeur, une sorte de refuge pour lui.
- Mais non, ce toro est très dangereux, c’est tout. Il devrait le tuer et ne pas risquer sa vie."

Après deux séries tumultueuses, accrochées mais ô combien méritoires, Lópes-Cháves regarda derrière lui, vers le centre du ruedo. En trois passes, il y était et l’animal aussi. A partir de là, tout s’éclaira, le jour refusa l’agonie, les gradins dressèrent leurs poils et le petit bonhomme de Salamanque paru un géant de dominio. Le fraile passait bien, tête toujours plus basse, soumis mais pas carpette, les armes étaient rendues. Point d’orgue : le glas. Terrain idéal, sortie parfaite pour le toro, López-Cháves le fendit d’une lame de mammouth, tout simplement (malheureusement trop à gauche). Deux oreilles.

Les frailes se sont rappelés au bon souvenir de ceux qui les avaient laissés là, il y a quatorze ans. C’est âpre, compliqué, violent et parfois très puissant. Ils vendirent chèrement leur peau mais la route est encore longue. Leur bravoure n’est pas une évidence même si leurs combats au cheval ne passèrent pas inaperçus et leur caste, pour moi réelle, resta teintée de sentido chez certains et d’envies assassines chez d’autres (je pense au cinquième, le negro entrepelado). Le sixième, que Bonijol a vu de près, renversa d’un coup de frontal la cavalerie, ça devait le gêner pour sûr. Il rempila au second puyazo, un assassinat en place publique, Torquemada à la question. Las, nous ne vîmes pas le bestiau au troisième tiers tant Vilches prit des gants, des moufles même. Il est des combats incertains, perdus d’avance.

- "Salaud, trouillard", lâcha notre convive du Campo Charro. Fallait-il lui en vouloir ? Méritait-il si dure diatribe ? ¡No lo sé! Vilches passa, c’est certain, une sale soirée, coincé entre le peu d’envie et le manque de ressources face à un tel bétail.
- "Donnez-lui les garcigrandes", a pouffé un voisin, plus bas. Après tout… mais quand même.
Denis Loré s’est fait éclater la cuisse par 'Macarrón'.
- "C’est la fémorale", lance le visiteur de campo.
- "Je ne lui souhaite pas", répond du tac au tac, toute calme, la grande dame à ma gauche. Après deux avertissements à droite, Loré s’est fait cueillir froidement, longuement et profondément. Ça arrive. A qui la faute ? Le toro avait dit ce qu’il voulait, peut-être le Français a-t-il voulu braver la sourde évidence ? Respect tout de même d'affronter tout ce noir.

Vendredi 03 septembre 2006
Cher journal intime que j'adore,
J'ai vu aujourd'hui une vraie course de toros de combat. C'étaient des toros de Juan Luis Fraile de la finca "Cojos de Robliza" à Robliza de Cojos, à côté de Salamanque. J'ai vu une vraie course de toros de combat et j'ai croisé la route d'une grande dame aficionada qui erre seule au milieu de la foule qui couvre les gradins. Elle est toute discrète et parle à voix basse. Ça oblige à bien tendre l'oreille. Elle a expliqué le "b a ba" de la corrida à deux jeunes amoureux qui ne demandaient qu'à apprendre. On a tous discuté, comme de vieux amis. Leurs yeux pétillaient de comprendre, de savoir un peu mieux. Y'avait aussi un monsieur qui "savait tout", comme tant d'autres. Il a fini par écouter la voix suave et cajolante de la dame à ma gauche. Elle aimait les toros, avant tout les toros... et les chevaux de Bonijol. Jamais prétentieuse, encore moins supérieure, elle fut pédagogue, une patiente pédagogue. Le jeune couple a dit qu'il avait trouvé la corrida très bien, pleine d'émotion et surtout passionnante car il ne suffisait pas de sentir, comme ils le croyaient, mais il convenait aussi de comprendre ce qui se passait en bas et pour quelles raisons cela se passait de cette façon. Ils étaient heureux, naturellement heureux.
L'homme qui "avait visité le Campo Charro" a su enfin pourquoi les toros de Victorino Martín n'étaient pas à Bayonne cette année. Il s'est tu au final.
Le public est varié, souvent étrange, agaçant, marrant, versatile et payeur c'est certain. Chacun est libre d'être là, ça remplit les arènes et en cela, c'est respectable de dépenser quelques euros (parfois beaucoup) pour défendre la Fiesta Brava. Ça ne lui donne pas tous les droits pour autant, encore moins celui de balancer des inepties pendant deux heures. L'afición, ça s'apprend sur une vie, c'est long et laborieux. Ça se mérite aussi ! Dans ce public, traînent des fantômes bien seuls qui ne parlent plus ou seulement si nécessaire, qui se taisent et regardent, essayent de comprendre et vivent leur passion. D'aucuns les traitent d'"ayatollahs" car ils sont exigeants et pour eux, suffisants. Pensez ce que vous voulez, chers "d'aucuns", mais avec des ayatollahs comme elle, je veux bien être converti sur l'instant (je le suis de toute façon).
En partant, elle a dit aux jeunes "dépucelés" qu'il fallait revenir. Ils étaient d'accord. C'est vrai, finalement, la pédagogie, c'est la répétition !
Adichat's.