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15 août 2013

La faute de goût


Séville, Real Maestranza de Caballería. 18 avril 2004. Toros de La Dehesilla pour Rivera Ordóñez, Juan Diego et El Fandi.

Il y a des jours où l’on se demande pourquoi l’on va aux arènes ; il paraît même que le sujet est d’une inspiration telle qu’il suscite des livres… Ce jour-là, moi, je savais très bien pourquoi j’allais aux arènes. J’allais voir Jua’nm’a.

Jua’nm’a alliait à la fois le meilleur et le pire de l’afición sévillane. Au-delà des connaissances taurines, il y avait le personnage et, par-dessus tout, la culture du bon goût. Si bien que la plus mauvaise des corridas pouvait se transformer en délice, le temps qu’une poignée de mots amputés de consonnes s’échappe de sa bouche.

Jua’nm’a n’était pas un bavard, quelques mots lui suffisait pour tout dire. Parfois, même, il commençait une phrase lors de la corrida du lundi pour la terminer au cours de celle du mardi. Il s’empressait alors de défier du regard le tendido pour repérer ceux qui n’avaient pas saisi. Pour eux, la sentence était sans appel : un an de déni. Peut-être leur reparlera-t-il l’année prochaine… Si Dios quiere. Jua’nm’a était le « jefe del tendido », et j’étais à côté de lui. Aux alentours, on me plaignait autant que l’on m’enviait, car il y avait une seule place à côté du Jua’nm’a. Non, ce n’était pas un cadeau d’être à côté de lui, mais, moi, je me régalais ; j’étais en compagnie du Guerrita des temps modernes.

Ce jour-là, lorsque le troisième toro sortit en piste, Jua’nm’a attendait El Fandi. Il savait que je ne le portais pas dans mon cœur, mais parce qu’il était andalou il fallait attendre. Lorsque le Granadino prit les palos, la musique se mit à jouer Nerva. Jua’nm’a esquissa un discret sourire. La première paire le fit bouillir, la deuxième se lever, et le tendido avec. Mais, à la troisième, le toro fut difficile à placer. Cela ne constituait pas un problème, puisque le trompettiste était dans son solo et les Sévillans proches de l’extase. El Fandi s’élança et cloua la paire. Le public applaudit et recouvrit la fin du solo, amputant ainsi le fameux « Olé ! » de clôture. Jua’nm’a faisait la moue ; il me jeta un regard noir et lança : « Quelle faute de goût ! » Pour Jua’nm’a et son tendido, c’en était fini du Fandi, qui n’était plus un torero andalou, mais un torero de Grenade, de par là-bas dans les montagnes.

Une des nombreuses choses que m’a apprise Jua’nm’a est la perception du temple1, au sens large du terme, c’est-à-dire la situation des actions dans l’espace temporel. L’action a un sens, mais sa situation dans le temps, dans un environnement, lui confère également une signification, qui est tout aussi importante. Séville entretient des rapports bien particuliers avec le temps ; et savoir prendre ou ne pas prendre le temps est tout un art. La patience n’a rien d’un acquis binaire pour l’homme, mais représente une qualité qui va et vient selon les instants de la vie, selon que l’on soit en voiture ou aux arènes. Son à-propos se révèle indispensable aux arts vivants, et fait toute la différence entre le bon et le mauvais goût.


Vic-Fezensac. 9 aôut 2013. Novillos de Valdellán pour Manuel Dias Gomes, Rafael Cerro et César Valencia.

La nuit est maintenant tombée, le dernier novillo de Valdellán vient de mourir et César Valencia entame une vuelta al ruedo. Aux trois quarts du rond, César, le callejón et le public forcent le temps pour associer le mayoral au tour de piste. Du coup, le tour de piste n’en est plus un, et il a fallu recommencer. Pendant ce temps, les toreros sortent des arènes et les applaudissements pour le mayoral se mêlent aux sifflets adressés aux toreros — la boiterie du mayoral renforçant encore l’impression de pagaille.

C’est alors que je me mis à penser à Jua’nm’a. Cette faute de goût l’aurait mis hors de lui, certainement. Pourtant, cette vuelta était des plus méritée, récompensant un excellent lot de novillos. Mais on n’avait pas envie d’y inviter les novilleros.

Le bon goût aurait voulu qu’on laissât le novillero terminer sa vuelta, puis qu’on laissât les novilleros sortir, et, enfin, qu’on fêtât le mayoral, et seulement lui. Oui, c’est comme ça que cela aurait dû se passer : donner de son temps pour choisir le moment juste afin que l’ovation trouve toute sa résonance, que la fête du triomphe atteigne son point culminant. Ce qui n’aurait été que justice, tant les novillos de cette soirée, et seulement eux, furent bons.

Par les temps qui courent, il est rare de voir des toros ou des novillos avec du poder au cheval. Cela arrive parfois, mais sur une pique ou deux. Il est également rare de voir du bétail avec du moteur et qui le conserve jusqu’à la mort. Lorsque l’on peut apprécier l’une ou l’autre de ces qualités rares, on sort généralement satisfait des arènes. Vendredi soir, nous eûmes la chance de voir ces deux qualités fondamentales se conjuguer.

Il y eut de la puissance et de belles poussées franches, la tête dans le peto, la bête forçant sur ses reins et faisant reculer le groupe équestre jusqu’aux planches. Le scénario se répéta dans une majorité des rencontres, allant de deux à quatre par exemplaire. Et le châtiment fut loin d’être excessif ; deux novillos auraient mérité une pique supplémentaire. Le Santa Coloma de ligne Ibarra est brave au cheval, mais gratte généralement le sable avant de s’élancer tardivement au cheval. Ce soir-là, les Valdellán contredirent la littérature, le cinquième se permettant même d’être allègre et pronto.

Par la suite, les novillos gardèrent toute leur mobilité grâce à un moteur attisé par la caste. La caste santacolomeña du meilleur aloi, celle qui fait parler la poudre, fait monter l’émotion et honore le travail des hommes qui osent la contrer. Bouche fermée, d’une grande fijeza, ils allaient et venaient au moindre site. Tous imposèrent une forte présence en piste et une personnalité toutes particulières. Les seuls regrets de la soirée iront aux novilleros, auxquels on reprochera surtout de ne pas nous avoir permis d’apprécier plus encore les qualités de charge d’excellents novillos.

Aucune vuelta al ruedo ne vint couronner le lot, et je ratifie cette décision du palco. Pourtant, il y eut des novillos de vuelta — un, deux et peut-être même trois —, mais le manque de métier et/ou d’intelligence des novilleros ne permit pas de le démontrer. Peu importe car, une fois n’est pas coutume, les vertus (évidentes) du lot firent l’unanimité auprès des aficionados.

Si le sixième baissa d’un ton, c’est davantage en raison du haut niveau du lot que de ses qualités propres, bien au-dessus de la moyenne des autres courses. Resteront dans la rétine des moments rares. Outre les poussées rudes et sérieuses au cheval, on se remémorera la grande noblesse « encastée » du premier ; la classe et les ardeurs du deuxième, très typé Graciliano ; la force brute du troisième ; l’excellente charge, lourde et longue sur les deux cornes, du quatrième ; l’alegría et la promptitude du cinquième, typé Coquilla, qui allait de partout — dommage de ne pas l’avoir positionné au toril pour la troisième pique.

Si Jua’nm’a avait été là, il aurait lancé, à la mort du dernier novillo : « Si señor, también hay toros bravos en León. »

1 Le temple est un terme tauromachique, mais sa signification, universelle, s’applique à tous les instants de la vie.


Photographie Lionel Thuriès

17 avril 2012

En peu de mots #07


Graciliano

« Quand tu [le] regardes, il faut que tu voies un señor toro, pas un gamin. Un athlète, avec le “cul serré”, les défenses bien armées, tout en muscles, la queue qui touche presque terre. Hasta el rabo, todo ha de ser toro. »

José Manuel Durán, vétérinaire


Photographie
'Jaquetón' de D. Juan Luis Fraile y Martín — Madrid, 2010 © Juan 'Manon' Pelegrín

10 octobre 2010

Jean-Louis


À court d'idées (et de contrats) pour son poulain, l'apoderado de Javier Conde, le taurino sévillan Manuel Álvarez Canorea, compose le numéro du gominé le plus célèbre de l'escalafón : « Allo, Javier ?
— C'est lui-même.
— J'ai une course à te proposer (il marque un temps en laissant entendre un raclement de gorge) dans la capitale.
— ...
— Allo ?
— J'écoute.
— Le jour de la fête nationale1 ! Pour la confirmation d'un Aztèque.
— Et avec ?
(nouveau raclement de gorge) Des Fraile.
(sortant de sa réserve) Oh ! mon ami Moïse !
— Heu, non, ce n'est pas Moïse...
(visiblement inquiet) Nicolas ?
— Non plus... (d'une voix basse) C'est Jean-Louis.
Bip, bip, bip, bip... »

Les apoderados d'El Fandi, El Juli, El Cid, Enrique Ponce, Alejandro Talavante, Morante de la Puebla, Daniel Luque, Sébastien Castella, Francisco Rivera Ordóñez, Rubén Pinar, Miguel Tendero, El Cordobés, César Jiménez, Cayetano, Luis Bolívar, Matías Tejela, Finito de Córdoba, Jesulín de Ubrique (vous l'aviez oublié ?), Joselito Adame, Salvador Vega, El Capea et El Cordobés hijo n'auraient pas imaginé le quart d'une seconde leur faire pareille proposition ; les médecins de Julio Aparicio, José María Manzanares et Miguel Ángel Perera auraient dit clairement non, pas question ; il se murmure que José Tomás aurait oublié, pour de bon, ce qu'est un toro, et Juan Bautista confirmé sa présence à Sangüesa ce jour-là ; Juan José Padilla, Rafaelillo, Antonio Ferrera et d'autres, grands princes mais trop nombreux à énumérer — qu'ils nous pardonnent —, auraient préféré laisser leur place à des collègues moins gâtés, et, enfin, l'inénarrable imprésario d'Alberto Aguilar aurait répondu à l'empresa madrilène qu'elle pouvait aller se faire foutre...
Au bout du compte, les noirs, costauds et fort rares Graciliano2 de Juan Luis Fraile seront passés au fil de l'épée par l'illustre inconnu Alfredo Ríos 'El Conde' (comte mexicain qui, pour confirmer à Madrid, était prêt à s'envoyer « n'importe quoi » !), Luis Vilches (avec deux contrats cette année, il aurait hésité à entamer une grève de la faim avant d'apprendre que Madrid lui offrait une occasion inespérée de relancer sa carrière) et Eduardo Gallo (l'éternelle promesse du toreo « parrainée » par César Rincón serait en proie à une profonde dépression depuis plusieurs années déjà)...

1 El Día de la Hispanidad, le 12 octobre.
2 Fossiles vivants du campo...

>>> Une fois n'est pas coutume, nous vous redirigeons vers ces portails publicitaires sans intérêt où il est beaucoup plus aisé de rencontrer un torero sur son lit d'hôpital qu'un toro sans fundas : « Toros para Madrid de Juan Luis Fraile » & « Los toros que lidiará El Conde en Madrid » (Carolina, si votre père voyait ça !).

Images Dans les corrals de Las Ventas le 23 août 2009, détail d'un Juan Luis Fraile portant la marque du fer sur le haut de la cuisse (guarismo impair), alors que l'unique guarismo pair l'a en bas... Précision Après avoir observé les photos de l'apartado des toros 2010 — le 4° montrant le flanc gauche —, les guarismos pairs portent le fer en haut de la cuisse à l'exception d'un (?), tandis que le seul guarismo impair l'a lui aussi en bas ! Si quelqu'un connait les us et coutumes de la maison... Le lot de Fraile de 2009 donc, complété par deux Ana María Cascón — l'autre devise partageant le campo des Graciliano —, fut combattu par les « seconds couteaux » Carnicerito de Úbeda (tiens, Úbeda), Francisco Javier Corpas et Serranito © Juan 'Manon' Pelegrín  Si vous souhaitez vous rendre à « Cojos de Robliza », finca des Fraile,  en provenance du Portugal sur la E-80/A-62, tenez-vous prêt à prendre la prochaine sortie, la 269 pour « Robliza de Cojos », lorsque vous apercevrez ce panneau © François Bruschet

03 avril 2007

Dans le silence qui vagabonde... Campo Charro 2007 (VII)


C’est le silence qui vagabonde ici, dans les stries d’un bois vierge et râpeux. La bâtisse années 1950 a été oubliée dans une rue sans couleur d’un pueblo lui aussi abandonné au creux du nombril d’une tierra moutonnée d’encinas. "En un pueblo cuyo nombre no me recuerdo" comme écrivait le truculent manchot de la Mancha.
Voilée d’une crainte toute délicate, étonnée peut-être de nous trouver ici, l’abuela qui tient cette gargote d’antan nous a seulement indiqués l’escalier, "a la derecha" et na’más. Nous devions être seuls dans cette ambiance d'une décadence cistercienne. Le comedor, planqué derrière une porte sans ambition, ressemble à ces restos-cantines où l’on tapait gentiment le carton vêtu d’une fumée lourde en se foutant du voisin le cocu, comme nous peut-être. Les chaises attendent sagement et doivent couler des larmes de poussière sur ce temps où les campesinos essuyaient sur elles le caca du campo. Le pueblo est mort, il ne manque que deux gâchettes venues de l’ouest pour donner du relief à la placita centrale. Mais le western est loin, et les toros gueulent partout.
La soie violette primaveresque se fait encore espérer. Le ciel est toujours gris et bas mais le poil d’hiver fout peu à peu le camp et la temporada s’annonce insidieusement sur les flancs des toros de combat. Car il reste des toros au campo !
N’en déplaise à certaines empresas dramaturges et fanfaronnes, il est encore possible de fouiller le campo pour voir des toros de combat. Découvrir est certes de plus en plus complexe mais redécouvrir des sangs mis à l’index de la torería moderne demeure dans le domaine du probable et même du souhaitable. Chopera n’a pas encore acheté tout le Campo Charro (quoique pas loin !) et de petits élevages survivent comme les chaises de l’abuela, dans le silence qui vagabonde. Le Santa Coloma existe encore chez Sánchez-Fabrés (Coquilla), Juan Luis Fraile (Graciliano), Madrazo (Graciliano teinté de Buendía) ou Ángel Nieves García (San Martín). Dans des contrées où l’Atanasio et le Domecq posent partout leurs lourdes pattes, certaines fragiles, d’étranges dinosaures refusent de se taire chez le señor Agustínez qui maintient le vieil encaste "de la casa", à savoir du Marqués de Villagodio qui serait un croisement Veragua-Santa Coloma. A voir ! Il se susurre même que la province de Salamanque abrite encore des Saltillo autres que ceux de Miguel Zaballos… mais chut, nous en reparlerons...
La découverte des encastes est semée d’interrogations, de doutes et de secrets souvent jalousement gardés par les éleveurs. C’est cela qui fait le charme du campo et de l’afición, cette envie de comprendre, de voir plus loin et surtout, surtout de s’interroger et d’affronter doutes et questions.
Alors, si beaucoup d’empresas ont sur ce point jeté l’éponge, ne reste qu’à rêver dans le silence qui vagabonde sous les chênes verts qui attendent la soie violette de la primavera.

>>> Pour commencer notre voyage dans ce silence délicieux, retrouvez la camada 2007 de Juan Luis Fraile (et du second fer de Ana María Cascón – Atanasio Fernández) sur le site à la rubrique CAMPOS.

04 septembre 2006

La solitude silencieuse de l'aficionado... Bayonne 2006 (I)


- "Moi, avec un espagnol, j’ai visité le campo charro l’an dernier et j’en ai vu des toros."
Ça a commencé comme ça. Violent d’entrée de jeu. Ça ne faisait pas une minute que j’étais assis là, au 2 de la file 13.
- "Aujourd’hui, c’est des frailes, des tueurs, ça fait 10 ans qu’ils sont pas venus à Bayonne."

Oh « pute borgne », ça va être l’enfer cette course s’il continue son numéro, l’autre, derrière moi. Le callejón se remplit gentiment, les huiles coulent vers leur réduit, c'est la danse lourde des abrazos et des serrages de paluches. J’allume une clope,"Fortuna", on ne sait jamais que ça aide.

- "J’ai fait toutes les corridas de Bayonne cet été, et depuis des années aussi. Y’a eu des super trucs ici. Castella a même coupé deux oreilles le 15 août. C’est une des meilleures arènes, Bayonne. Vous allez voir."
Pitié !
- "Vous savez Monsieur, Castella a certes été bon mais sa première faena était bien plus intéressante que celle des deux oreilles. Quant aux autres corridas, ce fut bien moyen pour ne pas dire ennuyeux. Les présidences sont très généreuses ici."

Est-ce possible ? Qui êtes-vous Madame ? D’où venez-vous ? Ne parlez pas si fort, vous risquez le lynchage à déballer autant de vérités d’un coup, d’un seul. Elle m’a fait un court sourire, signe discret, délicat de notre pacte de souffrance.
Le callejón est plein, un bal du 14 juillet, place de la Bastille.

"Remplis bien la saucisse" me disait ma grand-mère. "Faut pas qu’il y ait d’air, remplis, n’aies pas peur, vas-y…" Rempli comme les saucisses de Mamie le callejón, comme souvent dans le Sud-Ouest. Y’a de tout là-dedans. Photographes, empresas, cuadrillas (là on comprend), revisteros, écrivaillons, artistes, invités, politiques, « gloires » locales, j’en passe. Ça y va du portable, ça parle quand meurent les toros, ça scrute le public de haut, depuis le bas. L’avantage de la saucisse, c’est que le gras fond à la cuisson, pas là ; l’ombre protège le superflu.

"J’ai lu un livre sur les élevages cet été, ils les nourrissent avec des aliments pour qu’ils soient gros pour la corrida.
- Ah bon, c’est comme les vaches laitières alors ?
- Oui, un peu pareil.
- Et ceux qu’on va voir aujourd’hui, ils sont bien d’habitude ?
- Ça fait 10 ans qu’ils sont pas venus ici, c’est des tueurs. Mais les meilleurs, c’est les
toros de Victorino Martín, ils sont tout gris. Cette année, ils en ont pas acheté ici alors que d’habitude on finit avec eux. Ça aurait été mieux.
- Oui, c’est dommage s’ils sont bons."

Le couple qui assiste à sa première corrida a l’air déçu. Il ne verra pas les "meilleurs" de Victorino. Aujourd’hui, il n’aura droit qu’à un remake taurin des batailles de Crécy, Sadowa, Verdun, Stalingrad et autres joyeuses charcuteries de jadis. Un "Chemin des Dames" tracé par des "tueurs" de "Cojos de Robliza". Promis, c’est des "tueurs".

"Ça va être comique" me susurre, déconfite, la dame aux mirettes très bleues.
- "Non" lui dis-je, "ça va être tragique !". Sourires chagrinés.

Et sort le premier fraile. 'Macarrón', 482 kg et deux couteaux pour trancher le lard, lacérer le carpaccio. Un toro de combat est au milieu de nous. Ses frères furent de même, très bien fagotés, sans excès, musculeux et en pointes. Seul 'Regatino' abaissa le niveau. Il pèse 623 kg et ressemble plus à un cuadri basto qu’à un fraile bien fait.
- "On ne voit plus de vraies piques aujourd'hui." Elle a dit ça tout doucement comme quand on parle à un ami autour d’une table un soir d’été, à moitié plongé dans ses rêves ou ses angoisses. Ça sort plein d’innocence, ça nous rentre de face, raide et piquant.
- "Pourtant, ces chevaux sont excellents, cette cuadra est superbe et fait bien son travail…J’adore les chevaux de Bonijol." Que voulez-vous répondre à ça ?
- "Oui, je suis d’accord, y’a pas beaucoup mieux sur le marché."Pour les piques, il y en eut même si les frailes ne furent pas les braves que l’on pouvait rêver. Ces messieurs au castoreño s’en donnèrent à cœur joie, façon marteau-piqueur.
- "On pouvait s’y attendre" murmure-t-elle. Malheureusement oui.

Soudain, dans la torpeur des choses vues, revues et remâchées, une pyramide alla s’échouer, on ne sait comment, à peu près dans le morrillo du fraile (en tout cas bien à la base). Les yeux écarquillés, la bouche béante comme un môme à guignol, mes bras se sont ouverts, langoureux, les siens aussi. Le temps, suspendu à une courte pyramide, a dit : "Stop !", comme "Maxwell". Tourné vers elle, j’allais lui dire "Viens", ma poitrine secouée contre la sienne, fragile, aimante (je l’imaginais), nous allions ressentir le prodige dans une unicité charnellement sublime. Délire ! Délire ! 10 secondes plus tard la cible était touchée et les reins labourés. On ne s’est même pas regardé. Des gars d’un cercle taurin (montois peut-être) ont ahané, vociféré, hurlé mais le fraile était piqué et morte l’espérance.

La course s’en fut ainsi, balancée entre l’émotion de vrais toros de lidia et l’amère réalité des habitudes et d’une pseudo et soi-disant inévitable évolution.
Lópes-Cháves, qui fit celui qui ne voyait rien lors de la pique, se rattrapa pourtant lors de la faena. Débutée aux medios, les événements s’engageaient mal.
- "Ce toro ne vaut rien, vous voyez, c’est un tueur !"
- "Oui , il est très dangereux, il va attraper le torero", répondirent nos deux toutereaux, puceaux de toros mais contrits de tension.
- "Non, ce toro peut passer mais Lópes-Cháves devrait changer de terrain pour le combattre et l’amener vers le centre, loin de la querencia.
- Ah… et c’est quoi madame une querencia ?
- C’est le lieu de l’arène dans lequel un
toro aura tendance à se défendre avec plus d'ardeur, une sorte de refuge pour lui.
- Mais non, ce toro est très dangereux, c’est tout. Il devrait le tuer et ne pas risquer sa vie."

Après deux séries tumultueuses, accrochées mais ô combien méritoires, Lópes-Cháves regarda derrière lui, vers le centre du ruedo. En trois passes, il y était et l’animal aussi. A partir de là, tout s’éclaira, le jour refusa l’agonie, les gradins dressèrent leurs poils et le petit bonhomme de Salamanque paru un géant de dominio. Le fraile passait bien, tête toujours plus basse, soumis mais pas carpette, les armes étaient rendues. Point d’orgue : le glas. Terrain idéal, sortie parfaite pour le toro, López-Cháves le fendit d’une lame de mammouth, tout simplement (malheureusement trop à gauche). Deux oreilles.

Les frailes se sont rappelés au bon souvenir de ceux qui les avaient laissés là, il y a quatorze ans. C’est âpre, compliqué, violent et parfois très puissant. Ils vendirent chèrement leur peau mais la route est encore longue. Leur bravoure n’est pas une évidence même si leurs combats au cheval ne passèrent pas inaperçus et leur caste, pour moi réelle, resta teintée de sentido chez certains et d’envies assassines chez d’autres (je pense au cinquième, le negro entrepelado). Le sixième, que Bonijol a vu de près, renversa d’un coup de frontal la cavalerie, ça devait le gêner pour sûr. Il rempila au second puyazo, un assassinat en place publique, Torquemada à la question. Las, nous ne vîmes pas le bestiau au troisième tiers tant Vilches prit des gants, des moufles même. Il est des combats incertains, perdus d’avance.

- "Salaud, trouillard", lâcha notre convive du Campo Charro. Fallait-il lui en vouloir ? Méritait-il si dure diatribe ? ¡No lo sé! Vilches passa, c’est certain, une sale soirée, coincé entre le peu d’envie et le manque de ressources face à un tel bétail.
- "Donnez-lui les garcigrandes", a pouffé un voisin, plus bas. Après tout… mais quand même.
Denis Loré s’est fait éclater la cuisse par 'Macarrón'.
- "C’est la fémorale", lance le visiteur de campo.
- "Je ne lui souhaite pas", répond du tac au tac, toute calme, la grande dame à ma gauche. Après deux avertissements à droite, Loré s’est fait cueillir froidement, longuement et profondément. Ça arrive. A qui la faute ? Le toro avait dit ce qu’il voulait, peut-être le Français a-t-il voulu braver la sourde évidence ? Respect tout de même d'affronter tout ce noir.

Vendredi 03 septembre 2006
Cher journal intime que j'adore,
J'ai vu aujourd'hui une vraie course de toros de combat. C'étaient des toros de Juan Luis Fraile de la finca "Cojos de Robliza" à Robliza de Cojos, à côté de Salamanque. J'ai vu une vraie course de toros de combat et j'ai croisé la route d'une grande dame aficionada qui erre seule au milieu de la foule qui couvre les gradins. Elle est toute discrète et parle à voix basse. Ça oblige à bien tendre l'oreille. Elle a expliqué le "b a ba" de la corrida à deux jeunes amoureux qui ne demandaient qu'à apprendre. On a tous discuté, comme de vieux amis. Leurs yeux pétillaient de comprendre, de savoir un peu mieux. Y'avait aussi un monsieur qui "savait tout", comme tant d'autres. Il a fini par écouter la voix suave et cajolante de la dame à ma gauche. Elle aimait les toros, avant tout les toros... et les chevaux de Bonijol. Jamais prétentieuse, encore moins supérieure, elle fut pédagogue, une patiente pédagogue. Le jeune couple a dit qu'il avait trouvé la corrida très bien, pleine d'émotion et surtout passionnante car il ne suffisait pas de sentir, comme ils le croyaient, mais il convenait aussi de comprendre ce qui se passait en bas et pour quelles raisons cela se passait de cette façon. Ils étaient heureux, naturellement heureux.
L'homme qui "avait visité le Campo Charro" a su enfin pourquoi les toros de Victorino Martín n'étaient pas à Bayonne cette année. Il s'est tu au final.
Le public est varié, souvent étrange, agaçant, marrant, versatile et payeur c'est certain. Chacun est libre d'être là, ça remplit les arènes et en cela, c'est respectable de dépenser quelques euros (parfois beaucoup) pour défendre la Fiesta Brava. Ça ne lui donne pas tous les droits pour autant, encore moins celui de balancer des inepties pendant deux heures. L'afición, ça s'apprend sur une vie, c'est long et laborieux. Ça se mérite aussi ! Dans ce public, traînent des fantômes bien seuls qui ne parlent plus ou seulement si nécessaire, qui se taisent et regardent, essayent de comprendre et vivent leur passion. D'aucuns les traitent d'"ayatollahs" car ils sont exigeants et pour eux, suffisants. Pensez ce que vous voulez, chers "d'aucuns", mais avec des ayatollahs comme elle, je veux bien être converti sur l'instant (je le suis de toute façon).
En partant, elle a dit aux jeunes "dépucelés" qu'il fallait revenir. Ils étaient d'accord. C'est vrai, finalement, la pédagogie, c'est la répétition !
Adichat's.