23 février 2010

Meurent les civilisations (III)


Il n’a échappé à personne que nous ne défendons pas la même tauromachie que celle incessamment mise en avant par la grande majorité des médias taurins, fussent-ils espagnols ou français. Il s’agit d’être limpide sur les termes employés. Eux écrivent "spectacle taurin" quand nous espérons assister, en toute logique nous semble-t-il, à une "corrida de toros". Cela peut paraître peu mais la différence entre les deux est abyssale car elle met en jeu et en balance les premier et deuxième tiers et met également en lumière une dichotomie de conception concernant le troisième. Le débat ne date pas de février 2010, la tauromachie a toujours suivi le cours de l’évolution de nos sociétés, de nos modes de pensée et de fonctionnement. Et elle a toujours porté en elle non pas une voix passéiste et arcboutée sur des principes rigides (ce que voudraient faire croire la soi-disant critique actuelle) mais un esprit de résistance salutaire pour ne pas que la corrida de toros devienne une singerie grotesque, malsaine et dénuée de sens. Il ne faut pas chercher bien loin pour donner les exemples de cette résistance nécessaire qui a permis tout au long du XXème siècle de sauver, parfois, les bribes qui pouvaient encore l’être.
Citons, pour rester dans les références françaises, ces phrases du Tío Pepe prononcées lors d’une tertulia en 1968 à Vic-Fezensac : "Or, la lidia disparaît, parce qu’elle n’est plus nécessaire. Depuis que le toro a perdu cette bravoure sauvage, cette impétuosité fracassante qui en faisait un objet de terreur et d’admiration mêlées, il n’est plus obligatoire de le réduire : il est réduit d’avance. […] Et vous comprenez bien que si la faena est toujours la même, c’est parce que le toro aussi est toujours le même." (Les tertulias de Tío Pepe, éditions Cairn, 2009)
1968 !
Le XXème siècle a formaté le toro et la lidia. Le XXIème siècle (mais le phénomène a évidemment été entamé au XXème siècle) achève d’uniformiser le grand public en globalisant ses goûts. Etre de Madrid, Bilbao, Séville ou Cadalso de los Vidrios n’a plus aucun sens. Toro unique, lidia unique, public unique ! Conséquence unique : une préscience (si tant est que l’on puisse utiliser le mot de science au regard de la connaissance minimale que porte en lui le grand public) de la corrida aux antipodes de ce qu’elle porte en elle, l’inconnu. La seule préscience de la corrida est la mort !
Février 2010. Atanasio est déjà enterré. Pablo Romero agonise. Pedrajas se noie peu à peu. Veragua a le teint pâle. Saltillo vivote. Jijón est devenu légende (et Montalvo va exterminer ses derniers berrendos). Les Navarrais courent encore un peu dans les rues de Navarre et d’Aragón. Concha y Sierra n’est plus qu’un musée. Et Santa Coloma s’autorégule aux longs des hivers qui passent. Ne resteront bientôt que les nobles Ana Romero élevés pour les diestros ou les sympathiques La Quinta demandés par le Juli (Le geste !). Une pointe de Flor de Jara pour relever la sauce et le reste ? Sánchez-Fabrés est sous respiration artificielle, Sánchez-Arjona a depuis longtemps anticipé en achetant du Domecq, les Dionisio ne sortent plus qu’en non piquée, Fraile n’est que l’ombre de lui-même et Hernández Pla, irrégulier mais toro-toro, crève en février 2010.
Les jeunes qui entrent en afición ne connaîtront pas tous ces toros qui ont fait l’histoire de la tauromachie et qui ont également porté, avec leurs logiques irrégularités, l’esprit de résistance à sa globalisation. Ces jeunes pour lesquels certains s'inquiètent que les "extrémistes" ne leur brouillent l'esprit (en utilisant Internet pour oser donner leur avis) n'auront pas, pour le coup, l'occasion de mesurer l'intérêt de ce que nous défendons : la diversité et l'incertitude de la corrida de toros. Leur grille de lecture en sera faussée.
Si meurent en si grand nombre les noms qui ont animé certaines de nos journées, l’anathème ne peut en être jeté sur cette frange de l’afición qui s’est battue et se bat parfois encore pour que la corrida de toros soit et reste une corrida de TOROS. Idéaliser (pour reprendre une critique de l'inénarrable dans un édito récent) le toro est une obligation ontologique pour l’aficionado, en fonder une critique (une fois la course achevée et dans le bon sens du terme critique) est une obligation intellectuelle.

Ces élevages meurent surtout de n’être pas du goût de cette globalisation abêtissante de la tauromachie qu’incantent les nouveaux penseurs du spectacle taurin mais non de la corrida de toros. On a les cerveaux qu’on mérite !
Pourtant, face à cette vague de morts annoncées et d’argumentaires spécieux où sont montrés du doigt les "Ayatollahs", émerge parfois la noticia qui revigore.
Depuis la mort d’Antonio Peláez Lamamié de Clairac, il se murmurait au Campo Charro que les héritiers avaient mis en vente la ganadería. Une annonce discrète sur Internet en faisait même état. Et l’on disait, sans pourtant verser nos larmes de crocodiles comme le pensent certains porte-plumes écervelés, qu’un autre allait disparaître. Encore un ! A priori, et si l’on en croît le blog Objetivo: El Toro, il n’en est rien et l’élevage aurait même deux corridas de toros préparées pour 2010. Souhaitons que la nouvelle ganadera, Marta Peláez, conserve intacte son afición (il lui en faudra) pour que survivent les Gamero Cívico puros de Salamanque.

Photographies Un hernández pla au campo en 2007 & Un clairac au campo en 2007 © Laurent Larrieu/Camposyruedos