J’ai éteint la lumière en sortant.
J’avais du mal à poser correctement la jambe droite et je savais que dans quelques secondes cette sensation d’engourdissement laisserait place à d’horripilantes décharges électriques chaque fois que mon pied toucherait le sol. Plutôt que d’attendre, je préférais provoquer le destin en frappant le parquet que la douleur insoutenable me faisait imaginer constellé de millions de fourmis auxquelles je déchirais la face dans une attitude titubante de shaman Séminole rendu aux confins d’une défonce préhallucinatoire.
Il y a une heure, j’avais poussé, avec l’empressement qui sied à ce genre d’occasion, cette porte que je viens à peine de refermer. J’avais vaguement discerné l’écriteau en céramique pointé dessus. J’avais franchi les deux mètres qui me séparaient des goguenots lie-de-vin en un bond de cabri tout en ayant le temps et la présence d’esprit (ce qui n’est pas toujours le cas en ce genre d’occasion) d’attraper au vol, dans mon approche descendante millimétrée, une revue sur l’étagère branlante à ma gauche.
Aplausos.
Couverture.
Photo pixellisée à mort d’une mer de fundas. Núñez del Cuvillo guest star. N° 1686, enero de 2010.
Je n’ai jamais très bien réussi à me l’expliquer et je ne crois d’ailleurs pas que cela nécessite l’analyse de mon moi conscient ou fantôme mais il s’avère que je n’ai jamais lu Aplausos en d’autre lieu qu’aux chiottes.
Seul entre quatre murs. Dans le silence de soi. La lavande chimique (qui protège l’environnement !) pour témoin solitaire, la honte noyée en bas, le larcin sans histoire.
Mais j’exagère.
Lire Aplausos est un oxymore. Lire 0Toros0 est une insulte barbarismique crachée au visage du verbe lire. Va pour l’oxymore.
Aplausos, cependant, ne peut se pénétrer sans un certain savoir-faire.
Trois coups secs et fermes rompent le mutisme, à deux mètres.
- "T’as bientôt fini ?"
Le ton n’est pas qu’interrogateur.
- "NON ! Je commence à peine. Foutez-moi la paix !"
Derrière la porte, le parquet couine comme un caniche neurasthénique. Jamais tranquille !
Page 1. Il n’y en a pas.
Page 2. Toujours pas.
Page 3. "Valencia : más madera". ¡Joder!
Page 5. "El Fandi, contra los elementos". Euh, vite page 6.
Page 6. Suite de la 5. Pas lue donc page 7.
Page 7...
Page 9. Extra ganaderías 2009. "Optimismo bravo". José Ignacio González. Ça commence fort.
- "Alors, ça y est ?"
Le ton est de moins en moins interrogateur, la gentillesse s’en est allée écrasée sur la porte par l’unique coup de semonce.
- "C’est pas possible ! JE CO-MMEN-CE ! Et j’en suis qu’aux domecqs !"
L’argument atomique pour faire comprendre que je ne suis pas décidé à laisser ma place et que ça va durer.
Núñez del Cuvillo, El Ventorrillo, Torrestrella, Los Recitales, Las Ramblas, El Torero. El Puerto de San Lorenzo, Pereda et Peñajara en sus.
Je me dis, presque content, que, oui, ça va durer. Pourtant, observant une écaille de peinture sur le mur à ma droite, je prends conscience des risques que j’encours à m’envoyer tout ça d’un bloc. Va falloir repeindre ici. Efferalgan, œil torve, teint blâfard. La soirée s’annonce migraineuse mi-déprimée.
Faudrait repeindre, c’est vrai. Et puis après, faudrait inventer un système pour allonger les jambes. Ce n’est pas reluisant cette position voûtée, coudes sur les genoux. Ça va me coller des fourmis et je déteste ça, les fourmis. Un petit tabouret, un truc simple qui pourrait se ranger dans un coin. Puerto de San Lorenzo, "Un año de categoría". Impossible.
Un tabouret qui ferait frigo. Trois cannettes dedans, une boîte d’olives fourrées aux anchois. La retraite sublime, la solitude sonore de la vie quotidienne !
Ils sont tous contents et ont tous vécu une année extraordinaire avec des toros géniaux et que même pas ils comprennent comment les mères ont pu pondre des ovnis pareils. Même le Pereda il est content, il en a eu un à Séville "completísimo" devant Miguel Abellán. Mais il ajoute que "le plus brave fut celui lidié par César Girón. Un des plus importants dans l’histoire récente de la ganadería". J’y étais ! Pluie, nuit, aucun ovni. Un derechazo escargossimo de Curro Díaz, douche chaude et au lit.
Page 26. Miura, "La leyenda sigue viva". Paracétamol. Faire une étagère des indispensables. Paracétamol, chocolat, chorizo. "La agresividad de los Miura trae, de vez en cuando, algún quebradero de cabeza", je cite, tu cites, il scie !
- "Alooooors !!!!
- Nom de D..., tu peux un peu respecter les miuras non ?
- Tu me rases avec tes miuras !"
De rage, je ne lirai pas la double page consacrée à Peñajara et que José Rufino a certainement raqué plus qu’un train d’olives fourrées. Combien ça coûte en peinture murale un reportage dans Aplausos, un, deux ou trois water-closed ?
Ça fait un moment que je suis là. Faudra repeindre et acheter un tabouret tout en un, c’est décidé.
Page 22. Palha. Je lis. Folque veut profiter de la vie maintenant. Il veut relever un défi. Pas un défi, un immense doigt d’honneur aux pages 9 à 37 : "Al futuro le quiero ganar la partida del poder […] Mi desafio es criar un toro con el poder del siglo XIX y la nobleza del siglo XXI. El toro es un adversario, no un colaborador".
Comment se peut-il que personne n’ait jamais pensé à construire des latrines relaxantes ? Je n’arrive pas à le concevoir. Comment se fait-il qu’Aplausos ait osé publier ces lignes ? Ils n’ont pas de comité de censure digne de ce nom ou quoi ? Ils veulent des noms pour le boulot ces incapables ? J’en connais ! Et des fundas ? Pourquoi il ne met pas des fundas sur ses toiros le Folque ? Il tue le métier.
J’abandonne. Armes en berne. Je me barre.
J’ai éteint la lumière en sortant.
Vous pouvez y aller maintenant. Je lirai l’escalafón demain.
Photographie © Espagne, 1973, Gianni Berengo Gardin, Editions de La Martinière. Rien à voir avec le sujet mais un photographe immense, de Venise... Ah Venise !