20 décembre 2009

Sofa's Knock Out (II)


Il neige sur la France. La nouvelle est tombée hier, lentement et délicatement comme on aime que la neige tombe quand on la regarde avec des yeux d’enfant, les joues rosies et caressées par la douceur de flocons éphémères. J’ai beau regarder par derrière la fenêtre, je n’arrive pas à me revoir enfant, à retrouver cette sensation de bien-être. Le blanc va devenir gris, marron, terre sale et il faudra passer la serpillère et nettoyer la bagnole et gueuler après les gosses. Et comme les mauvaises nouvelles n’arrivent jamais seules, l’air comprimé chinois (voir Sofa's knock out) a vécu et mon jouet fétiche gît sur un coin de meuble, en sursis, plongé dans un coma silencieux qui m’inquiète. Au début, je l’ai observé de longues minutes dans l’espoir fou d’un surgissement inopiné, d’un retour de flammes mais rien n’est venu. Depuis j’angoisse et je continue de le scruter du coin de l’œil depuis le creux du canapé.
— Allo ?
— Oui...
— T’as lu le compte rendu de l’UVTF ? C’était hier leur congrès, à Mont-de-Marsan.
— Huuuummm, ouais ai vu ça... doit te laisser, à plus.

Je ne pouvais pas lui dire toute la vérité. De plus, je ne m’en sentais ni la force ni le courage et je n’avais pas envie de devoir m’expliquer. Je ne pouvais pas lui dire que oui j’avais lu le communiqué alléluiesque de l’UVTF, je ne pouvais pas non plus lui avouer que les oignons de la pizza d’hier m’avaient plombé toute la journée (c’est le genre de choses que l’on garde pour soi) et surtout, je ne me voyais pas lui avouer comme ça, au téléphone, que mon jouet était malade, très malade, si vite, sans symptôme annoncé ni préavis déposé. J’étais mal, je devais faire face, c’est vrai, mais seul.

L’UVTF, on dirait un nom de médicament générique. Quand ils l’ont créée en 1966, il ont dû faire exprès de l’appeler comme ça, UVTF, pour faire chier les Espagnols qui sont proprement incapables de prononcer le nom d’un médicament français. En tirant sur moi la couverture, entre deux pubs trop chics de parfums pour femme, je me disais que ça faisait un bail que ça existait ce truc, l’UVTF... 1966 ! 43 ans que ça se réunit chaque fin d’année chez les uns chez les autres, ça congresse, ça réfléchit à ce qu’il faudrait changer dans la tauromachie en France et ailleurs, ça râle parfois, ça sanctionnait à une époque, ça se divise et ça se sépare finalement après un grand banquet au terme duquel on annonce au micro que tout va bien et qu’on est assez content de cette belle saison en retenant un pet parce qu’il y avait de la confiture d’oignons avec le foie gras. Putasserie d’oignon et toi qui ne marche plus.

Les "Experts Manhattan" vont commencer. Je te regarde encore une fois, tu es sans vie, sans "tatatatata". Les "Experts Manhattan" commencent mais j'ai du mal à rester concentré.

Ils ont proposé, en collaboration avec le machin truc qui observe et que les Espagnols sont également incapables de prononcer correctement, d’inscrire la culture taurine (ils l’ont écrit avec des majuscules) au patrimoine immatériel de l’UNESCO. Ils ont dû aussi proposer un Armagnac à la fin du repas et également des chocolats parce que c’est bientôt Noël. Et le jour où la corrida sera inscrite, le toro sera immatériel depuis longtemps à force de l’avoir oublié !

Miura a afeité ses toros, mais ça, c’est pas écrit dans leur compte rendu et puis faut pas le dire qu’il a afeité Miura, c’est pas bien de le dire. C’est l’inénarrable (imprononçable ça en espagnol) qui écrit qu’il ne faut pas le dire et toi tu gîs sans force sur un meuble de salon. On a besoin de toi merde ! Il écrit qu’il faut pas le dire parce qu’autrement son ami Carlos Aragón Cancela, un enrichi du BTP propriétaire des bucarés, va être obligé de leur mettre des fundas à ses toros pour éviter d’être accusé d’afeitado par ces aficionados brise burnes qui s’intéressent encore à l’état des cornes. Le 14 janvier 2009, j’avais lu ça : "En modifiant la réglementation et en admettant qu'il peut y avoir des toros naturellement moins astifinos qui n'en sont pas pour autant manipulés. Ce qui ôterait aux ganaderos l'excuse de la sanction possible pour se livrer à une pratique qui leur permet avant tout de vendre tout ce qui naît, dans la mesure où avec les cornes emmaillotées, même quand ils se battent les toros ne se blessent plus et que les accidents étant considérablement moins nombreux les profits sont largement optimisés" (in le site de l’inénarrable).

Merde, réveille-toi ! Debout ! Garde à vous ! A l’attaque ! Je veux des "tatatatatata" par dizaines, par milliers, balance la sauce !
— T’es mort hein ?
Ça fait une semaine que je te passe devant, tu n’as pas réagi.
Pourquoi est-ce que je te dis tu ?
Il me manque. Je me sens seul, incapable de lutter. Et maintenant, il neige. Rien ne va et j’ai encore plus froid sous la couverture orange. Je scrute le plafond qui couine dans l’espoir d’une réponse, d’un signe, mais rien ne vient et il neige dehors et il doit être mort.
Une idée hier matin ! Peut-être que lui...
— Bonjour, excusez-moi de vous déranger.
— Pas de mal ! J’peux faire quoi pour vous ?
— Vous allez trouver ça étrange voire presque malsain mais j’ai là un objet que je voudrais sauver s’il en est encore temps et je ne vois plus que vous pour cela.
En le disant, rouge et tremblotant, je l’ai lentement sorti de ma manche en faisant tout mon possible pour ne pas rencontrer le regard, que j’imaginais moqueur, de mon sauveur, mon armurier.
— Nom de dieu le beau modèle ! En parfait état en plus ! Vous avez bien fait de me l’amener !
Je n’en revenais pas. Il allait peut-être pouvoir faire quelque chose. Il ne savait pas précisément quoi car, m’avoua-t-il, il était difficile de trouver de l’air comprimé chinois par ici mais il avait des réseaux et il allait se renseigner. Il ajouta qu’on ne pouvait pas jeter un si bel objet aux oubliettes. C’était péché selon lui !

En quittant son étal, soulagé et déjà impatient, je me suis assis sur un banc sans neige face à des dizaines de voitures garées là. À deux bancs de moi était en train de baver une femme qui n'avait pas l'air d'avoir mis tous les fagots à l'abri, mais qui donnait le sentiment d'apprécier réellement ce qu'elle voyait (des voitures blanchies), simplement heureuse. Je me suis dis que c'était simple quand même et qu'il devait y avoir d'autres personnes dans ce monde immatériel pour contempler un paysage, un visage ou un rêve. J'ai même été jusqu'à penser qu'il était possible qu'à cette heure précise, dans l'angoisse du devenir de mon jouet fétiche laissé entre les mains expertes de l'armurier de la rue d'à côté, des gens qui s'aiment se marient sur les bords de l'Amazone. C'était possible et ici il neigeait.

Photographie
La neige © Camposyruedos