Sommeil d'innocent, par Fabrice Torrito
L'homme à cheval est parti ce matin pour rechercher les veaux nés cette semaine. Il doit les identifier. Il note d'abord sur son carnet la date de naissance, si c'est un mâle ou une femelle, la couleur de sa robe, l'endroit où il l'a trouvé et quelle vache est sa mère. Il doit ensuite l'attraper pour lui poser sur l'oreille une boucle numérotée.
Aujourd'hui, il cherche le rejeton de la vache Artificia. Il sait qu'il est né puisque sa mère est revenue vers le troupeau de vaches, et il a observé que son ventre s'était vidé. Mais il n'a toujours pas trouvé la cachette. Connaissant l'intelligence de cette vache, il se doute que l'endroit doit être très compliqué à localiser. L'année dernière, elle avait dissimulé son bébé en creusant sous les racines d'un olivier centenaire.
Après deux heures de recherche, le cavalier sent qu'il est près du but. Il a repéré des empreintes de petites pattes sur la berge de la rivière. Le veau est venu boire ici il y a peu de temps. Les empreintes repartent vers la forêt. Le cheval stoppe net et tend les oreilles. Il a entendu un bruit. Le vacher écoute à son tour. Effectivement, sur sa droite, à une dizaine de mètres, un léger mouvement fait trembler les feuillages d'un buisson. Il y a quelque chose caché. Le vacher se rapproche. Plus rien ne bouge. Plus aucun bruit. Par expérience, il sait que le veau est bien là, tapi.

Le vacher fait attention de ne pas piétiner le veau. Avec précaution, il s'éloigne en évitant que son cheval ne l'écrase. Il s'arrête un peu plus loin. Le veau l'observe, les muscles de son petit corps tendus, tremblant de rage, prêt à s'élancer à nouveau. Un véritable face à face s'instaure. Dans la tête du veau, la situation est claire, il a réussi à repousser l'ennemi. Son orgueil est sauf, il n'a pas reculé, et il peut partir en vainqueur. Dédaigneusement, il tourne alors le dos au vacher et s'éloigne en trottinant. Le vacher le suit, à une distance prudente. Il attendra un terrain plus propice pour l'attraper.
Le veau, qui se rend compte que l'ennemi ne lâche pas prise facilement, utilise une autre tactique : la fuite. Il s'élance au galop. Le cheval accélère à son tour. La poursuite est lancée. Le cavalier est heureux. Poursuivre un veau à cheval est toujours un moment agréable. Le veau sait par instinct que rejoindre la forêt est son salut. Effectivement, il y pénètre et le cavalier doit mettre pied à terre, la végétation devenant trop dense pour continuer à cheval.
L'homme court maintenant à pied derrière le veau. Il doit franchir des obstacles difficiles : un maquis dense de fougères, de bruyères, de lentisques, de buissons piquants, de ronces cuisantes et même des ruisseaux d'eau glacée. Le veau est étonnant de force et de résistance. Au soleil, le vacher calcule que cela fait plus d'une heure que la poursuite dure.
Soudain, il n'aperçoit plus le veau devant lui. Etonné, il avance avec précaution. Il découvre alors l'animal qui ne bouge plus, couché sous un chêne. Le vacher se demande s'il est en train de lui jouer un tour. Il se méfie. Il sait qu'il a affaire à un veau très malin. Quelle surprise ! Le veau ronfle. Il est tout simplement en train de dormir. Epuisé, comme un bébé qui a trop joué, il est tombé net et s'est assoupi.
Le vacher sourit à nouveau et pense que ce repos est plus que mérité. Il ne va pas le déranger, mais seulement apprécier en silence, respectueux de ce sommeil d'innocent.●
2 Nom de la librairie cérétane.
3 Fabrice Torrito (dessins de Maria Torrito), Luminoso se mit à parler..., Lapuita/Sedicom, 2007.
Rappelons que l'auteur a son rond de serviette à Camposyruedos ; qu'il nous soit permis, ici, de le saluer chaleureusement.
Images Sous les chênes du Marqués de Albaserrada... ● Cette tête, une vraie réussite © María Torrito (une des filles de Fabrice) ● ... à « Mirandilla » © Camposyruedos