19 décembre 2009

Paroles de conteur


Les vacances... Regarder la neige tomber, rajouter une épaisseur, boire un thé, prendre un livre — carré, rouge, à tranche fine. Un livre d'histoires qui a la sienne, belle et inoubliable, mais comme elle vous intéressera quand même moins que toutes celles qu'il renferme, je ne vous la raconterai pas. Chez moi, les ouvrages abordant de près ou de loin les bêtes à cornes se serrent les couvertures sur deux étagères de la bibliothèque. Sauf un, le rouge, carré, à tranche fine. Celui qui parle... Mais n'allez pas croire qu'il en a été chassé parce qu'il parlait — je pense à ces jouets à piles qui agacent tant les parents. Non, je l'ai offert1. À Céret, au Cheval dans l'Arbre2... Mais non ! À ma fille qui, depuis, le garde jalousement dans sa chambre, dans sa bibliothèque à elle — à la faveur d'un récent déménagement, j'ai tenté de lui extorquer discrètement cette publication unique dans la littérature taurine, mais rien à faire ! « Il est chouette ce livre. » Ce n'est pas moi qui le dis, même si je le trouve (très) chouette aussi. Et pratique quand il lui prend de me poser une question pour laquelle la réponse tarde à venir. Alors je lui réponds : « Prends ton Luminoso3 ! » — c'est vrai ça, tout y est, elle n'a qu'à chercher... Et comme elle fait bien, parce que la réponse de son père, elle l'attendrait encore !

Sommeil d'innocent, par Fabrice Torrito
L'homme à cheval est parti ce matin pour rechercher les veaux nés cette semaine. Il doit les identifier. Il note d'abord sur son carnet la date de naissance, si c'est un mâle ou une femelle, la couleur de sa robe, l'endroit où il l'a trouvé et quelle vache est sa mère. Il doit ensuite l'attraper pour lui poser sur l'oreille une boucle numérotée.
Aujourd'hui, il cherche le rejeton de la vache Artificia. Il sait qu'il est né puisque sa mère est revenue vers le troupeau de vaches, et il a observé que son ventre s'était vidé. Mais il n'a toujours pas trouvé la cachette. Connaissant l'intelligence de cette vache, il se doute que l'endroit doit être très compliqué à localiser. L'année dernière, elle avait dissimulé son bébé en creusant sous les racines d'un olivier centenaire.
Après deux heures de recherche, le cavalier sent qu'il est près du but. Il a repéré des empreintes de petites pattes sur la berge de la rivière. Le veau est venu boire ici il y a peu de temps. Les empreintes repartent vers la forêt. Le cheval stoppe net et tend les oreilles. Il a entendu un bruit. Le vacher écoute à son tour. Effectivement, sur sa droite, à une dizaine de mètres, un léger mouvement fait trembler les feuillages d'un buisson. Il y a quelque chose caché. Le vacher se rapproche. Plus rien ne bouge. Plus aucun bruit. Par expérience, il sait que le veau est bien là, tapi.

Le cavalier, avec sa lance, tape un petit coup dans le buisson. Rien ne réagit. L'homme insiste et frappe à nouveau, mais plus fort. Surgit alors le veau qui, sans y penser deux fois, se précipite vers le cheval. Le vacher ne peut s'empêcher de sourire. Il reste admiratif devant cet acte de courage. Comment ce si petit animal peut-il attaquer un cheval et son cavalier ? Ce volumineux ennemi a la taille d'un véritable géant pour lui. L'homme le sait depuis longtemps, un taureau en colère est l'animal le plus fougueux de la terre. Rien ne l'arrête. Rien ne l'effraie. Même pas peur ! Le veau butte contre les pattes du cheval. Il donne des coups de tête, utilisant déjà ses cornes naissantes.
Le vacher fait attention de ne pas piétiner le veau. Avec précaution, il s'éloigne en évitant que son cheval ne l'écrase. Il s'arrête un peu plus loin. Le veau l'observe, les muscles de son petit corps tendus, tremblant de rage, prêt à s'élancer à nouveau. Un véritable face à face s'instaure. Dans la tête du veau, la situation est claire, il a réussi à repousser l'ennemi. Son orgueil est sauf, il n'a pas reculé, et il peut partir en vainqueur. Dédaigneusement, il tourne alors le dos au vacher et s'éloigne en trottinant. Le vacher le suit, à une distance prudente. Il attendra un terrain plus propice pour l'attraper.
Le veau, qui se rend compte que l'ennemi ne lâche pas prise facilement, utilise une autre tactique : la fuite. Il s'élance au galop. Le cheval accélère à son tour. La poursuite est lancée. Le cavalier est heureux. Poursuivre un veau à cheval est toujours un moment agréable. Le veau sait par instinct que rejoindre la forêt est son salut. Effectivement, il y pénètre et le cavalier doit mettre pied à terre, la végétation devenant trop dense pour continuer à cheval.
L'homme court maintenant à pied derrière le veau. Il doit franchir des obstacles difficiles : un maquis dense de fougères, de bruyères, de lentisques, de buissons piquants, de ronces cuisantes et même des ruisseaux d'eau glacée. Le veau est étonnant de force et de résistance. Au soleil, le vacher calcule que cela fait plus d'une heure que la poursuite dure.
Soudain, il n'aperçoit plus le veau devant lui. Etonné, il avance avec précaution. Il découvre alors l'animal qui ne bouge plus, couché sous un chêne. Le vacher se demande s'il est en train de lui jouer un tour. Il se méfie. Il sait qu'il a affaire à un veau très malin. Quelle surprise ! Le veau ronfle. Il est tout simplement en train de dormir. Epuisé, comme un bébé qui a trop joué, il est tombé net et s'est assoupi.
Le vacher sourit à nouveau et pense que ce repos est plus que mérité. Il ne va pas le déranger, mais seulement apprécier en silence, respectueux de ce sommeil d'innocent.

1 On peut l'offrir toute l'année... Noël était loin devant nous, son anniversaire déjà loin derrière.
2 Nom de la librairie cérétane.
3 Fabrice Torrito (dessins de Maria Torrito), Luminoso se mit à parler..., Lapuita/Sedicom, 2007.

Rappelons que l'auteur a son rond de serviette à Camposyruedos ; qu'il nous soit permis, ici, de le saluer chaleureusement.

Images Sous les chênes du Marqués de Albaserrada... Cette tête, une vraie réussite © María Torrito (une des filles de Fabrice) ... à « Mirandilla » © Camposyruedos