«Le passé est une source de plaisir non pas par le souvenir, mais parce que son énergie participe au présent.» Eugène Green1
Quand à la sortie d’une courbe à gauche légèrement surélevée se déploie une longue ligne droite au revêtement parfait avec la Peña de Francia en fond, soudain le pied vous démange et, même si vous n’avez pas une âme de Fangio, vous appuyeriez volontiers comme un malade sur la pédale ! C’est tentant, voilà tout, sauf que vous risqueriez bien de rater le chemin, là, à gauche, deux cents et quelques mètres après le virage, en face de l’embranchement pour Sanchogómez. Mais au bord des routes, certains panneaux indicateurs font indéniablement plus d’effet que d’autres et vous n’avez pas vu la ligne droite qui vous faisait de l’œil. Les nôtres, d’yeux, sont rivés à bâbord pour ne pas manquer la modeste pancarte qui va, mille sept cents mètres et de la poussière plus loin, nous ouvrir un monde encore inconnu : «Terrones».
Ça descend un peu, ça monte un poil, ça tourne sans cesse et ça bringuebale pas mal ; nous progressons entre les encinas et les murs de pierres, puis débouchons sur une vaste plaine, verte et dégagée, bordée de douces collines boisées dont quelques-unes surmontées d’éoliennes : modernité à l’horizon, tradition à venir et vice versa. La première chose qui frappe le visiteur dévalant la pente en direction du hameau est l’imposante chapelle sise en éclaireuse dans le pré à gauche, isolée et visiblement délaissée. Et vu sa taille, «Terrones» devait grouiller de vie — avant —, ce qui ne semble plus vraiment être le cas aujourd’hui. Quant à son allure — l’architecte serait rien de moins que celui de la cathédrale de Salamanque —, elle donne l’impression d’avoir été construite pour résister aux attaques des Huns et des Vandales réunis. Tout comme d’ailleurs la grande, plate et remarquable bâtisse principale que nous venons lamentablement de dépasser, finissant notre course tout aussi lamentablement devant une masure peu accueillante. Marche arrière toute !
Malgré le faible espace vital à ma disposition sur la banquette de la deux cent sept, je réussis à me retourner — la voie est libre. J’ai eu le temps d’apercevoir brièvement deux silhouettes debout sous le toit du perron de la maison ; nous sommes attendus. Tandis que je cherche, sans arriver à poser la main dessus, le fermoir de la ceinture de sécurité, mes deux compagnons de route ont déja mis pieds à terre et salué nos hôtes. Ensuite tout va très vite… Délivré de ma ceinture, j’ouvre la portière, dégage ma jambe droite et m’apprête à sortir quand… «GGRRRRR !!!» Un monstre à quatre pattes, une hyène du Nigeria, la Bête du Gevaudan, un croisé montagne des Pyrénées-ours slovène surgit tel un éclair et m’attaque aussi férocement que lâchement — j’étais toujours assis dans la voiture ! «Cadena !», c’est la voix du maître qui vient au quite ; Cadena, c’est le nom du chien — enfin, si on peut appeler «ça» un chien ! Le maître ? À dire vrai, je ne connais pas encore le nom de celui qui vient de sauver ma jambe, mais appelons-le Domingo Navarro2. «Ça va Philippe ? s’enquièrent les collègues, mi-livides mi-rigolards. — Ça peut aller… Il est où3 ?»
Tout est allé en effet très vite, et inutile de préciser que j’ai, nous avons eu très peur. Pourquoi diable Cadena, équipé de son carlanca4, s’était-il rué vers moi et seulement vers moi avec tant d’agressivité ? Je ne sentais pas plus qu’eux le saucisson et le pâté ! Cadena rentré, j’ai vite pigé le pourquoi en inspectant, avec célérité et discrétion, l’état de mon pantalon et des manches de ma polaire. Le molosse type boxer, mâle qui plus est, de José Ignacio — de Charro de Llen visité juste avant — s’était copieusement essuyé les babines après. Des filaments de bave et de poils les recouvraient et l’odorat ultradéveloppé de Cadena l’avait conduit jusqu’à moi. Ses instincts de garde et de protection, transmis de génération en génération, et ce depuis des siècles et des siècles, faisant le reste.
Le redoutable Cadena venait de donner le «la» à une visite qui s’annonçait inoubliable ; et elle le fut.
La propriétaire des lieux se nomme Paloma Sánchez-Rico Clavero et son mari, qui l’accompagne, Rafael de Basterra de Lombardero. Il l’appelle affectueusement «Chichi» et elle, tout aussi affectueusement, «Rafa». Chichi a une classe folle, et tout chez elle respire l’élégance certes, mais l’élégance sportswear. Rafa a l’œil pétillant d’un enfant, et tout chez lui dégage bonté et gentillesse. Avec Chichi et Rafa, il serait plus qu’aisé de verser dans la chronique mondaine, genre Gala, qui, soit dit en passant, s’est déjà déplacé comme tant d’autres. Ce serait aisé mais y succomber serait commettre une grossière erreur, se méprendre drôlement. Comme si une fois à «Terrones», vous vous contentiez de visiter le cortijo, d’assister depuis son perron à un accoso y derribo et de vous repaître de canapés dans son salon tout en discutant mode et déco avec la maîtresse de maison ! Nous avons pourtant tout — et tous — essayé : l’un l’a questionnée sur sa magnifique coiffure, l’autre sur ses splendides bottes et le dernier sur le récent reportage, «El arte de vivir en "Terrones"», de Casa&Campo. Peine perdue. Elle n’a cessé, et lui avec, de nous parler toro, casta, trapío, bravura, sueño, tradición, campo et afición, encore et toujours. Ir-ré-cu-pé-rables ! je vous dis. Limite pénibles…
Sans attendre, nous montons dans le véhicule prévu pour la balade campera au cœur d’espaces infinis : une Mercedes Class A… Concernant ce choix aussi original qu’inadapté, ils nous donnèrent une explication que je n’ai pas retenue ou comprise — le contraire n’aurait rien changé à l’affaire. Chichi et Rafa sont dans une auto ; Rafa conduit l’auto et Chichi fait rien que l’embêter. «Attention à la branche, attention au trou, attention à la pierre, va doucement, passe par ici, pas par là, laisse-les tranquilles tu sais combien ils sont énervés en ce moment !» Énervés ils l’étaient les gameros caillés de Clairac et ils ne savaient plus comment nous dire de les laisser tranquilles : en se frictionnant à coups de cornes à contre-jour, en grattant la terre ou en croisant le fer, en beuglant comme des sourds, en se cachant derrière les chênes ou en se frottant le cou après, en montrant leurs derrières, en fuyant au trot, en balançant têtes et morrillos, en se retournant au moment où… Et m… ! On a fini par comprendre en écourtant le manège ; je soupçonnerais même Chichi et Rafa d’avoir été ravis par le tour que leurs protégés venaient de nous jouer. Qu’importe, le campo est beau, les toros sont beaux, les cabestros sont beaux, les chevaux sont beaux, tout est beau. La vie est belle. Chichi aussi.
Tout, et en particulier le poids écrasant de l’histoire, concourt à ce que soient élevés sur ces terres bénies des dieux des animaux au sang «prestigieux» ; on s’attend donc naturellement à du Domecq ou à de l’Atanasio, Campo Charro oblige, et on vous sert (logiquement) du… Clairac. Qui donc élève encore «ça»5 ?
Le mayoral — absent ce jour — ayant pris ses quartiers plus bas dans une des ailes du caserón, vous vous imaginez trouver son ancienne demeure attenante à la coquette placita de tienta dans un état de délabrement avancé, et vous découvrez, ô surprise ! un gîte tout confort où «el famoso burladero del tendido siete de Madrid» (Navalón) tient lieu de cloison entre la douche et les toilettes.
Et que dire de ce fer naïf et végétal ― la feuille à six pétales de Juan Contreras, 1907 ― que l’on retrouve représenté partout, absolument partout : sculpté dans le cuir des selles, des bottes et des sonnailles ; gravé sur les varas, les dossiers de chaises et au fond des cendriers ; peint sur le cajón de curas, des plats et une batterie de portes ; en céramique sur les murs en divers endroits ; et même, chose incroyable, incrusté au fer rouge dans… la peau des bêtes.
Il fut un temps pas si lointain où les matadors passaient l’hiver dans ce temple de la vie rustique qu’est «Terrones», afin d’y préparer la temporada, et la finca leur offrait toutes les commodités voire un peu plus : la chapelle pour prier ― compter le nombre de chapelets rencontrés dans la maison serait déraisonnable, et laisser la chambre du fiston à un jeune moine le meilleur moyen de lui faire quitter les ordres ―, la placita et le bétail pour toréer, l’écurie, les chevaux, et tout l’attirail pour monter, l’épatant « musée taurin » pour rêver, la confortable literie pour se reposer ― Primo de Rivera :-(( , Manolete :-( , et les frères Esplá :-) , entre autres, l’ont essayée ―, la bibliothèque pour lire et s’évader, la cheminée pour se réchauffer, le salon pour se détendre et recevoir, l’atelier pour peindre et dessiner ― comme quatre-vingts ans plus tôt Santiago6, un des frères Sánchez-Rico, Rafa possède un sacré coup de pinceau ―, le grenier à blé, la charcuterie et la boulangerie pour se sustenter, la calèche pour se promener, la cidrerie pour se désaltérer, les bois et les fusils pour chasser et, the last but not least, la forge pour forger. C’est bien ce que je disais, la forteresse «Terrones» pouvait aguantar sans soucis un siège des Huns et des Vandales réunis.
Rafa nous guide désormais en solitaire dans ce décor invraisemblable après que Chichi s’est absentée, en catimini. Il se fait tard maintenant, le temps se gâte, la fatigue pèse de tout son poids, «grrr !»… et l’imposant mâtin se montre de nouveau menaçant en cette fin d’après-midi grise et pluvieuse. De nos hôtes ô combien charmants il nous faudrait prendre congé — hein les gars, qu’est-ce que vous en pensez ? Partir avant que la gêne ne s’invite, avant que Cadena me bouffe un bras ! Partir en les remerciant du fond du cœur qu’ils ont énorme — je n’en dirais pas autant de leur chien… Partir en leur promettant de revenir — ce que nous fîmes dernièrement7. Mais on ne quitte pas «Terrones» comme cela, comme on décréterait de s’arrêter, en chemin et à l’improviste, jeter un œil chez Fraile — ce que nous fîmes en début de soirée. Chichi et Rafa n’ayant pas vu leurs «amis» depuis des lustres, il était tout bonnement impensable qu’ils ne les gardassent pas pour l’apéro, autour du feu, d’un verre de fino et de quelques «tapasses». Nous voici donc tous les cinq, «grrr !», pardon tous les six (!), en arc de cercle autour de la cheminée, à écouter, à sourire, à profiter pleinement de ces moments rares, à faire honneur à la légende «Terrones» et à ses intraitables gardiens. Chichi, Rafa, Cadena, Clairac… «Terrrrones», ah ! «Terrrrones».
Cela va sans dire mais je n’ai pas grandi dans ce milieu d’éleveurs de taureaux de combat, avec la conscience d’appartenir à une de ces grandes familles où la tradition dicte ses lois sévères et ses principes conservateurs, oriente toute une vie de prestige. Moi, issu d’un «autre monde», parce que je partage avec elles la belle passion pour le toro, j’étais à ma place auprès des gardiens de «Terrones».
1 Eugène Green, La Reconstruction, Actes Sud, 2008.
2 Vidéo du quite de Domingo Navarro à Séville (29.04.2008 - Toros de Palha).
3 Vous ne verrez pas Cadena ; il était bien trop risqué de lui tirer le portrait.
4 Large collier de clous censé protéger Cadena des agressions… des loups !
5 Antonio Peláez Lamamié de Clairac est décédé en début d’année et Miguel Zaballos n’a plus ses Clairac… Mal tiempo para los gameros.
6 Lire le paragraphe «"Las señoritas de Terrones" : Carlota y María» dans Viaje a los toros del sol d’Alfonso Navalón.
7 Ce samedi 11 octobre 2008, Paloma et Rafael étaient chez eux, à Madrid, car leurs Clairac sortaient en recorte à Las Ventas.
En plus
— La galerie sur le site & une anecdote sur le blog.
— L’indispensable fiche élevage sur Terre de toros où vous pourrez lire, entre autres, un historique de la ganadería.
Images © Campos y Ruedos
«Terrones» et sa chapelle, que l’on aperçoit sur la gauche derrière les arbres ● Paloma par El Batacazo ● Un Paloma con cuajo ● Le même en recorte à Las Ventas : «Fue uno de los mejores concursos que he visto este año», dixit ToroAlcarria. La caste n’y fut probablement pas étrangère.