22 décembre 2011

Autorovia (XIV)


À Fabrice, fais que nous puissions revoir des Pedrajas bientôt…

En coupant le contact dans la terre fumeuse de « Mirandilla », j’ai pensé que Fabrice n’était pas encore là et c’était le cas. Une femme du personnel nous a expliqué qu’il était au village (Gerena) faire réparer un tracteur. Je me suis dit : « tiens, c’est ça aussi son boulot de mayoral » et j’ai allumé une clope. Loulou court à pleins poumons. Fumer une clope pour endurer l’attente. Ça ne m’évite pas les cent pas, les réflexions à deux balles, les plans sur la comète et l’œil sur la lune que je vois là en plein jour. Sans Fabrice, tout paraît vide ici, comme si le temps avait anticipé une œuvre néfaste annoncée depuis longtemps. Je regarde Loulou qui gambade avec ses sœurs et je me dis qu’il ne reviendra peut-être jamais à « Mirandilla », parce qu’ici plus qu’ailleurs l’incertitude le dispute à l’oubli. Il y aurait de quoi s’interroger sans détour sur sa propre afición. La fumée, de moi, s’échappe en une étreinte grise sur le tronc d’un eucalyptus et je la regarde se perdre à hauteur des premiers feuillages. Finalement, Loulou et ses sœurs auront fait le tour des vieilles baraques qui ne font plus rêver (et encore) que quelques olibrius : Miura, Prieto, Cuadri et Albaserrada. Au moins, les auront-ils vus. Les souvenirs de jeunesses ne s’éteignent jamais complètement. Le tracteur vert a tout de suite épaté Loulou. Loulou aime les tracteurs, tous les tracteurs. Fabrice va s’excuser du retard, j’en suis certain en écrasant mon mégot, mais il ne devrait pas, il bosse. Fabrice nous accueille à la manière de Fabrice. En lui serrant la main, je sais que je suis venu aussi pour cela, pour ce bonjour à nul autre pareil, imperceptible, suave, léger comme le vent du soir agite à peine la cime d’un champ de blé, un bonjour délicat sous les frissons d’eucalyptus. Fabrice Torrito parle bas et doux. Il a dans ses mots le sud mais un sud sans forfanterie, apaisé et fragile. Un sud délectable d’où la délicatesse affleure sans le vouloir parce qu’elle est là, réelle et mélodique. Je l’observe contempler son pré de fleurs d’origine Pedrajas. Les vieilles vaches Pedrajas de chez le Marquis d’Albaserrada. Fabrice ne les élève pas (en vérité, si), il les admire, il les dévore de ses yeux protecteurs, même celle qui est morte parce que la vie s’arrête aussi pour les vaches braves. Elle s’éloigne mourir comme pour donner la vie ; elle laisse une place qu’elles sont de moins en moins nombreuses à prendre. Fabrice raconte aux enfants ce qu’elle fut et, du flot sucré de ses mots, les enfants comprennent que la mort fait partie de la vie et que même s’il ne reste qu’une peau dure et sèche sous leurs yeux, une peau qui fait résonner le vide au-dedans d’elle, cette peau mérite d’être là où elle a vécu, au milieu des herbes qui la cachent et sous la lune qui l’éclaire. Fabrice m’explique que le travail de récupération de l’élevage sera long et que les incertitudes et les turpitudes seront, elles,  infinies. « À part Tulio, tu veux aller chez qui pour rafraîchir ?  » Yerbabuena ? Guardiola (ce qu’il en reste) ? Je ne sais quoi répondre. Je repense à mon dernier passage chez Tulio l’an dernier. Tulio et José. Tulio, autre vieille baraque que j’ai contemplée de mon chemin. L’an dernier, j’avais une boule dans la gorge, même les belles choses du campo n’avaient pu me l’ôter. Fabrice a raison après tout. Il faut qu’il tienne ne serait-ce que parce qu’il est là. Ne serait-ce que parce qu’avec toute sa délicatesse d’un sud fragile et apaisé, il les emmerde tous à élever du Pedrajas. Ne serait-ce que parce qu’un Tulio, un Pedrajas, un Albaserrada, c’est beau et ça fait peur. Mets du Tulio ! Nous irons voir leur peau faire résonner le vide de ce monde taurin qui tweete mais ne tue plus.
À la fin, Fabrice s’est tu et nous allions partir. Dans la grange, dans la pénombre, Éléonore a photographié sa sœur. Au premier plan, il y a une tête de toro mort. Derrière elle, Fabrice marchait le long du gigantesque mur blanc et son ombre s’étirait avec douceur, comme ses mots, vers le bout d’un tunnel qu’il creusera de ses ongles s’il le faut. Mets du Tulio Fabrice.

>>> Retrouvez une galerie consacrée à la ganadería du Marqués de Albaserrada sur le site www.camposyruedos.com, rubrique CAMPOS.