27 décembre 2011

Autorovia (XV) - Fin


À Isabelle, Éléonore, Clémence, Ségolène et Alexandre, con amor

Le brouillard est tombé ce soir. Demain devrait passer le Père Noël, c’est en tout cas ce dont Loulou est persuadé. Il attend avec impatience et ressasse son désir de moto. J’ai fini de ranger les quelques papiers qui traînaient çà et là, les vieilles revues que je feuillette à l’occasion, tous « mes trucs » comme je dis pour ne pas prononcer le mot toro. C’est une sorte de pudeur ridicule envers les autres, envers ma femme surtout, une pudeur que je ne m’explique pas. Elle me regarde souffler d’avoir fini mais j’évite de prendre un air harassé. Elle ne dit rien et sait que tout cela est ma vie, un peu la sienne aussi par conséquent. « C’est quoi ce papier ? », m’interroge-t-elle en découvrant un vieux morceau de journal dans ma main droite. « Boh, un vieil article que je viens de retrouver en rangeant mon fatras de papiers. Rien d’exceptionnel. Va falloir qu’on arrête la clope, non, t’en penses quoi ? » Je dis toujours ça à la fin d’une clope, c’est plus rassurant. Dans quel sens est-ce plus rassurant je ne sais pas mais j’y trouve une sorte de réconfort. Dans l’écran plat Line Renaud raconte son premier Noël en l’an mil, des larmounettes dans des yeux bleus Atoll 2000 va te faire couper les cheveux et Kim Jong-il est mort. Johnny vient de prendre la place de Barbelivien (dans l’écran plat évidemment), je décide en total accord avec moi-même de m’enfermer aux chiottes comme un acte ultime de résistance et d’éthique personnelle. On est le résistant de son époque conviens-je toujours avec moi-même en attrapant le vieil article de journal sur lequel je compte pour un semblant de réconciliation avec le genre humain. Aldeia Velha est un village portugais à dix kilomètres de la frontière espagnole. Chaque année, fin août, les Portugais font venir à travers champs des toros du pays voisin pour jouer avec et perpétuer des habitudes aussi ancestrales au Portugal qu’en Espagne. Pas de jaloux, le temps ne compte plus. J’arrête rapidement la lecture perdant mon regard et ma pensée dans l’unicité du jaune coquille d’œuf du mur en face de moi. Aldeia Velha… C’est là que je veux aller. Je veux voir ça. En un instant, même pas, en un demi-instant, en un quart d’instant, en un filament de temps j’ai tressailli de revoir au-delà du mur coquille d’œuf la route qui s’ouvrait de nouveau. Et partir. J’ai repensé à notre retour de Séville à qui j’ai lancé, comme à chaque départ, un hasta luego tout intérieur parce qu’un adiós m’est impossible. Je conduisais et je n’ai pu qu’entrapercevoir sa combustion lointaine dans le rouge vif du jour naissant. Car Séville brûlait vraiment. La route s’étira de stations-services en aires de repos. J’aime rentrer chez moi d’habitude mais là non. Je me souviens que plus la route me ramenait, plus je la maudissais de ne pas être plus longue, plus loin, plus infinie. Je regardais ma femme du coin de l’œil sans oser lui dire que j’aurais aimé que ne s’achevât pas notre « Autorovia ». Nous avons grignoté à Quintanapalla (province de Burgos), comme d’habitude. Là, le vent est plus cinglant que partout ailleurs et le froid plus mordant. J’ai même hésité à fumer dehors. Quintanapalla est comme la porte qui se ferme sur une maison ouverte au soleil et au bleu implacable et fauve. À chaque fois j’entends le bruit du verrou et le silence qui lui fait suite. Nous sommes rentrés, août a passé comme septembre et octobre, comme novembre. Et me voilà à attendre avec Loulou l’arrivée d’un gros type rougeaud qui fait chialer tous les paraphréniques (oui ce mot existe) dans l’écran plat : « Pensez aux pauvres cette nuit et aussi aux animaux qui nous donnent tant d’amour sans compter, eux. » Alors je veux aller à Aldeia Velha pour voir ces toros espagnols foutrent le tournis à de jeunes Portugais bouffés par l’afición. Et des types bouffés par l’afición, considérons que ce n’est pas ce qui actuellement court les rues. Je suis dans mes gogues un soir de Noël et dans ma tête se creuse à la petite cuillère un tunnel terreux au long duquel défilent toutes les raisons de ne plus aller aux toros, comme quand Loulou déroule intégralement le rouleau de PQ pour voir peut-être si un carré serait différent de tous les autres. Pareil. J’ai beau dérouler mon papier chiotte à moi sur les parois de ce tunnel, tous mes carrés ont la même couleur et me donnent envie de tracer la route jusqu’à Aldeia Velha ou jusqu'à Angra do Heroismo (Açores) pour d’autres toros. Tout cela prend fin parce que tout a une fin. Moi, vous, les toros. D’une manière ou d’une autre, tout cela prend fin. Je n’ai jamais su quel argument pouvait tenir la route pour justifier mon afición. Il n’y en a pas finis-je par penser et de toute façon tous ceux qui me viennent à l’esprit ne tiennent pas la route, même face à moi qui ne goûte pourtant que de très loin l’art du débat, je l'ai déjà écrit. On tue les toros et ils souffrent en mourant et point. Dans l’air du temps, c’est injustifiable en tant que tel, c'est à dire si l’on considère cet acte de donner la mort à un toro sorti de son contexte, de ses atours et pris sans autre axe de réflexion qu’une épée qui fend la chair. La culture a bon dos me semble-t-il et l’universalité revendiquée par nombre de personnes ayant des intérêts économiques — car il ne s’agit que de cela — dans ce monde si petit de la tauromachie est à ce point risible que l’univers est infini — ou presque. On ne classe que des consensus et la tauromachie n’en est pas un. C’est peut-être pour cela que j’y tiens car elle montre son cul paré de dentelles d’or aux hordes de consensualistes à tous crins qui militent pour le retour à la terre, les énergies naturelles, les couches lavables, le dentifrice aux orties et l’électricité à bicyclette tout en crachant sur un anachronisme qu’ils voudraient sacrifier sur l’autel de leur monde en changement. Je généralise, je simplifie, je sais, mais la corrida est belle car elle est anachronique et de ce fait hors du temps, hors de notre temps qui arrive, c’est à pleurer, à la rattraper de ses griffes high-tech et impatientes pour en faire un musée classé à l’UNESCO. C’est un paradoxe mais en mettant en scène la fin du temps, l’éphémère fil qu’est une vie qui doit s’achever, la corrida se survit dans son anachronisme et par là même dans son infini.
Je tire la chasse en faisant le constat qu’il est un lieu où l’on oublie trop souvent d’aspirer la poussière, c’est derrière le conduit des chiottes. En fermant la porte, j’entends l’écran plat qui me demande d’être solidaire de la détresse humaine en cette fin d’année. Après le Téléthon et le tour de chant des Restos du Cœur dans les écoles maternelles de France — oups ! a priori les costumes ridicules à la Bozo le Clown et les chorégraphies d’unijambiste alcoolique étaient bien destinés à un public de 7 à 77 ans — je me dis qu’ils sont gonflés quand même. Je pense à Angra do Heroismo et à Aldeia Velha. Je regarde mon Loulou qui contemple ses chaussons au pied du sapin. Ses sœurs lui expliquent pour quelle étrange raison tous les 24 décembre des millions d’enfants bien nourris abandonnent leurs chaussons « Cars » sous un arbre en plastique vert et repus. Je regarde sa maman qui me regarde et j’aime regarder ma femme.
Quelqu’un m’a dit un jour que mes « Autorovia » étaient des textes de « tapette névrosée ». Une autre fois j’ai lu que j’écrivais des « textes inutiles » (et l'on pourrait discourir à l'infini sur l'utilité ou l'inutilité d'un texte) car j’imagine qu’ils n’évoquent pas assez les toros en termes aficionados (piques, morrillo, lidia, encastes…), et j’imagine également que mes divagations obsessionnelles, les émerveillements de mon fils et de ses sœurs, les regards de ma femme n’ont rien à faire selon eux sur Internet ou même sur du papier. Ils doivent avoir raison ; je leur accorde maintenant que tout s’achève et que les toros sont beaux comme un mystère. Mais en attendant le Père Noël sur ma terrasse, je me dis que le ciel sans nuages de cette nuit d’hiver scintille comme le fond des yeux de ma femme et que quatre gosses jouent en riant au pied d’un arbre fac-similé. Je me dis que j’ai de la chance. Je me dis que j’ai fini et qu’il faut mettre un point final. Point final.