05 décembre 2011

Autorovia (XIII)


Fabrice nous attend en fin de journée à « Mirandilla ». Avant 18 h 30, toute tentative de braver le dehors serait au mieux une dinguerie, au pire l'assurance de faire partie des 100 % de gagnants qui ont tenté leur chance au cancer de la peau, sans grattage, avec infarctus pour numéro complémentaire. Bingo ! quine ! carton ! J'essaye en vain de m'abîmer de nouveau dans les ondulations narcotiques de mes flâneries orientales (lire « Autorovia (XII) »). Je regarde le ciel et n'y trouve qu'un bloc colossal de vanité d'être trop parfaitement et profondément bleu. Je pose l'exemplaire de Salcedo sur le coin de la table et me promets d'y revenir prochainement. Je rejoins les enfants au bord du récipient de briques érigé sur la terrasse que l'agence de location a qualifié de piscine sans que je m'enlève de l'idée, depuis les quelques jours que nous sommes ici, que l'édifice susdit penche plus certainement vers la baignoire de plein air. Je me fais une raison en me convaincant qu'il y a mieux mais c'est plus cher. Loulou me montre ses deux brassards et m'attend à ses côtés. C'est l'heure du génocide et je sais qu'il aime partager ses choses simples de la vie avec son papa. Je me glisse avec toutes les précautions du monde dans l'eau, je m'adapte à la fraîcheur dont je sais qu'elle ne durera qu'un instant, j'évite les gouttes accidentelles ; Loulou sourit de plein cœur. C'est l'heure. Il me tend un Ken brun, teint halé, abdominal saillant et couilles en berne, et me demande de lui arracher la jambe droite, requête vis-à-vis de laquelle je ne me sens pas de riposter par une quelconque rebuffade. En désossant le chum de Barbie, je prends conscience qu'il va falloir me montrer plus raide dans mes obligations éducatives de père à l'avenir. Seules les jambes du Ken brun peuvent s'arracher sans difficulté. Le Ken blond et le Ken noir n'ont certes pas la même mobilité du bassin mais au moins leurs jambes musclées ne finissent-elles pas systématiquement au fond de l'eau, dessoudées du reste d'un corps pour lequel je développe, moi trentenaire pétri de convenance, une exaspération que je soupçonne vouloir dissimuler un zeste de jalousie. Pour autant, je préfère ne pas creuser plus avant cette hypothèse qui n'aurait d'autre conclusion que de me confronter à des tourments que je croyais enfouis loin derrière moi en terre adolescente. Et puis, sérieusement, jalouser le corps eunuque d'une poupée fût-elle parfaite touche au ridicule le plus crasse. Nonobstant, et pour faire plaisir à Loulou, j'écartèle Ken brun de bon cœur préservant cependant la guibole droite, qui, plus rapide que l'éclair et vive que la truite, vient décrocher la tête de surfeur de bac à sable de Ken blond, lequel, dans un râle rauque de douleur, saccage l'assurance prétentieuse de Ken noir d'un chokeslam d'une violence comme échappée de l'Undertaker. Le bain n'est plus qu'un brûlis silencieux où seul le mince écho des flots évoque le carnage. Loulou est aux anges et veut qu'on recommence. Il adore particulièrement quand Ken brun, l'handicapé donc, dessoude le blondinet de toute sa vivacité d’étourneau. Je suis fier de lui, déjà, si jeune, prendre instinctivement la défense et le parti des opprimés et de ceux que la vie a marqués m'émeut. J’en serais presque à avoir une pensée pour les Indignés mais non, je décide de ne pas être faible et il faudrait que je fume, or, dans une baignoire, fût-elle de plein air, l’entreprise ne me botte guère. Je le contemple… mon œuvre d'art. Le calme ne dure pas, soudain interrompu par les couinements respiratoires de trois Barbies sans culotte — devant un enfant ! — et qui chouinent et qui pleurent. Connasses ! D'un geste brusque, d'une grimace calculée, je tente de disjoindre la jambe gauche de la droite de Barbie blonde mais je ne réussis qu'à lui fabriquer une attitude qui lui va bien, c'est un fait, mais qu'il est inacceptable de laisser contempler par un enfant. Je la noie donc dans l'instant, comme dans les films, elle bouge beaucoup au début et puis presque plus rien, quelques bulles, plus rien enfin. La brune et la noire ont assisté à tout et Loulou se bidonne. Faut achever, faut pas laisser de témoin je lui dis. « C'est quoi témoin ? — C'est elles ! » Je lui montre en attrapant les deux greluches anorexiques. « Elles se battent pour sauver leur peau, chacune prête à massacrer l'autre pour implorer ensuite notre pitié. Pim pam poum et pim et poum et plouf et gloups… Plus rien, plus rien, plus rien. » Loulou rigole toutes dents dehors. Il ne sait pas ce que je viens de faire. « C'est intelligent de lui montrer des choses comme ça ! — Oh, ça va, on a zigouillé les trois ! Pas de discrimination. On leur apprend ça à l'école, non ? », lui réponds-je pas peu fier de ma répartie œcuménique tout en sachant au fond de moi qu'elle doit avoir raison — ma femme a souvent raison.
Sans y croire, sans y tenir particulièrement, je propose à tout le monde d’aller se balader en attendant de partir pour « Mirandilla ». « Voir quoi avec cette chaleur ! — Sais pas moi, des églises tiens. Y’en a partout ici des églises, ils en font pousser comme des Mickey à Disneyland. Doit pas y avoir long à marcher pour en trouver une. »

Au fond, elles ont raison. Il fait trop chaud. Et puis les églises j’en ai soupé à une époque. J’entrais dans toutes, je cherchais les christs pourfendus à moitié d’une lumière agonisante et pudique, je prenais des photos. Je marchais sur la pointe des pieds sans regarder ceux qui priaient, comme si je m’étais tout à coup retrouvé dans les frusques d’un criminel en cabale. Je n’ai jamais apprécié de déranger quiconque et, allez savoir pourquoi, l’idée de me montrer sous un jour discourtois au regard froid et blanc de leur dieu m’a toujours mis mal à l’aise. Alors, je sortais sur la pointe des pieds, comme un voleur donc, quittant à regret cet antre dans laquelle le silence a un droit, et divin de surcroît. J’aime bien cette idée qu’il persiste des lieux, comme des refuges, où le commun de mes pairs peut goûter l’onctueux bonheur de l’insonorité en franchissant seulement une porte lourde de bois sur le seuil de laquelle une main tend vers vous des yeux déjà vaincus. Avant le dimanche de Pâques, au fil de la Semaine sainte qui est à Séville ce que San Fermín est à Pampelune et la rosette à Lyon, les Sévillans délaissent leurs églises dans une ostentation de piété aux confins du raisonnable — mais est-il judicieux d’en appeler à la raison s’agissant de croyance ? Je me le demande mais je n’ai rien à me répondre ma foi. C’est comme si elles étaient devenues tout à coup trop petites pour absorber le flot de leur foi ; ils préfèrent alors rester dehors à attendre que viennent à eux les vierges et les christs surélevés par la souffrance physique des costaleros et conduits dans les méandres de rues étroites par l’alignement comminatoire de cagoules phalliques. ¡Que sale! J’allume une Marlboro light. Je vois sans y prendre garde Ken et Barbie flotter dans l’eau de la piscine. Je préfère ne plus penser à eux. Je revois ces processions aujourd’hui que les brûlants pavés sévillans sont désertés par tous. J’étais allé récupérer les développements de pellicules diapositives au coin de la place Duque de la Victoria. La rue Alfonso XII pliait sous les corps en attente et je m’étais faufilé à grand-peine contre eux, le long d’eux, malgré eux. Je me rappelle que j’étais comme un gosse et peu m’en coûtait de devoir affronter cette foule, j’espérais mes diapos sur lesquelles les toros de Partido de Resina ne portaient pas encore de fundas. Peut-être étaient-ce des Tulio ? Je courais vers eux mais c’est comme si une force sans cesse plus puissante avait décidé de me priver de ce plaisir. À mesure que se distinguaient les balcons de la place, je les sentais se soustraire à moi, s’échapper plus loin, enlevés par des notes de musique stridulantes et répétitives. Je n’ai jamais atteint la place Duque de la Victoria. Pas ce jour-là, un jeudi saint, un jour de Macarena. J’ai grimpé sur un poteau pour voir. Et j’ai vu. En tirant sur ma clope, je souris au souvenir de ce que je pensais alors, à cet instant précis où je vis : Séville est une partouze ! Un formidable enchevêtrement d’êtres de foi, d’apparences ou de traditions contemplait dans un murmure assourdissant l’emmêlement surréaliste de processions qui se perdaient les unes dans les autres, chacune contrite par un rythme lascif mais sûr de lui, chacune s’insinuant dans l’autre et donnant le sentiment d’une perdition qui aurait fait pleurer les vierges et les seins. Mais il n’en était rien. J’ai quitté mon poteau, sous le regard réprobateur d’une famille chez qui il ne manquait personne, j’ai remonté Alfonso XII sans mes diapos, le regard fatigué d’avoir été voyeur. À la fin, sur les pavés, mais il faut le savoir, ne restent que des traînées blanchâtres, éparpillées mais régulières, comme des coulées. Certains y voient des larmes de cire (celles des bougies)… Séville est beaucoup plus. « J’arrive ! »