16 mars 2011

Morante no existe


DÉBAT SUR L'EXISTENCE DE MORANTE, par Ugo Ceria

Si quelqu’un déclare qu’il ne croit pas aux fées, une fée meurt à l’instant. Ainsi le veut la légende. Joli paradoxe, qui nous condamne d’une certaine façon à croire, ou du moins à nous taire. Les prudents suspendent le jugement, afin d’éviter de commettre un assassinat féerique par le poids de leurs arguments.

La question de l’existence de Dieu est bien plus délicate et universelle, mais le problème de fond est semblable. Ainsi la théologie négative du Moyen Âge se refugia dans de longues spéculations sur ce que Dieu ne peut pas être, jamais sur ce qu’il serait. S’il est indescriptible, impossible d’en démontrer l’existence. Silence apophatique. Tombée de rideau sur la question divine.

Bilbao, 27 août. El Juli, Morante, Manzanares, la Trinité de figuras invoquée par le public. Le plus spirituel des trois : Morante. Une mythologie construite à coup de temple et toreo de arte, mais aussi nourrie par un air mystérieux, par la fumée des havanes — comme le Dieu de Gainsbourg —, et cette coiffure de torero du temps passé. Du marketing bien joué, la création d’une marque, de belles histoires pour le bouche à oreille, mais aussi une réputation d’artiste et de génie, d’interprète d’exception, de diestro touché par la Grâce.

Zalduendo avait amené des baignoires de sa collection pour que ces figuras puissent prendre leur bain de foule les yeux fermés et sans danger.

Je salue mon voisin de localidad et je profite pour lancer un début de conversation : « Est-ce que nous allons voir quelque chose, cet après-midi ? Morante sera-t-il en forme ?... » Bien basque, il me regarde perplexe et déclare solennel : « Celle-ci est peut-être la dernière fois que je viens le voir, j’en ai pas raté une seule depuis qu’il vient à Bilbao, mais là, s’il ne fait rien... j’arrête ». Un ultimatum à la foi : aujourd’hui ou jamais. Soit tu me fais un miracle, là, sans demeure, soit je ne crois plus que tu es l’envoyé du Seigneur.

Fallait-il donc que Morante ressuscite les Lazares de Zalduendo, qu’il transforme en vin l’eau de sa tasse en argent ? Non. Une belle (je dis belle, et non pas bonne) faena aurait suffit, trois ou quatre pases ligados, le grand capote soulevé avec légèreté dans l’air du soir, sur le sable gris de Vista Alegre...

Cependant, les deux pires toros du lot lui étaient destinés (« Mon Dieu, m’as-tu abandonné ? »), et les deux Torrealta qui les remplacèrent n’offraient aucune chance de réussite.

Devant ce spectacle ennuyeux, j’alimentais ma foi par mes meilleurs arguments, et je me disais que la prochaine fois — peut-être — j’aurais enfin assisté au miracle annoncé : Morante ramenant Curro Romero au milieu des arènes, la grâce, le geste, le sentiment du surnaturel... Mon voisin vint interrompre d’une phrase tranchante mes élucubrations, pour affirmer — en me regardant droit dans les yeux — : « Morante no existe. »

Silencio y pitos. Pour le dire avec Brassens : « Dieu, s’il existe, il exagère. »
Ugo Ceria

Photographie © Joséphine Douet