Comme il paraît que l’on ne peut pas tout avoir dans la vie, la pique immortalisée par ce cliché n’est pas portée dans le morrillo et le cheval a l’œil droit caché... En revanche, prêtons attention un instant à l’allure de la monture1, au peto dénué de manchons et froissé par la corne, à la main gauche du picador broyée par la corde ; mais aussi à l’impressionnante extension du cheval provoquée par la non moins impressionnante poussée du miura romaneando2 con poder ! Ces petos, qui n’emprisonnaient pas encore exagérément les chevaux, « permettaient aux toros d’accrocher, de suspendre et de renverser les équidés [...] Cependant, ces actions si prisées des anciens aficionados, ne sont que des réminiscences de l’époque antérieure à l’apparition du peto ; puisque lors d’un déroulement correct de la suerte de vara, le toro ne doit jamais atteindre la monture. » (Luis Barona & Antonio Cuesta, Suerte de vara). Autant que faire se peut, serait-on tenté d’ajouter ! N’empêche, si seulement les matadors et les picadors pouvaient renouer avec cette exigence première ; si seulement nous pouvions, nous autres aficionados, reconsidérer nos représentations de la suerte de vara. Le père Noël pourrait faire un geste, c’est le Toro qui le lui demande !
Ce dantesque tercio de varas remonte au 25 août 1963 ; autant dire une éternité ! Cette photographie laisse à croire qu’à cette époque le toro pouvait lutter "équitablement", car il combattait dans sa catégorie. Ce jour-là, il semblerait qu’il n’ait été question ni de piques interminablement traumatisantes pour le physique et le moral du cornu, ni de cariocas, ni de quites abusivement retardés, ainsi que de tout ce qui pourrit l’existence de ce si beau et essentiel moment de la lidia d’un taureau de combat. Comment je le sais ? Jean-Pierre Darracq "El Tío Pepe" y était et voici son compte rendu — enfin, une partie — paru dans le n° 729 de la revue TOROS et repris tel quel :
« Le plus beau toro de lidia que j’aie jamais vu. Enorme avec ses 597 kg., mais long, haut, d’un type admirable : retinto en castaño, meano, bragado, ojo de perdiz, avec des cornes longues et redoutables. Son arrivée fait sensation. Rafael Pedrosa va au-devant de lui et dessine à ce monstre cinq véroniques de rêve, et le toro suit jusqu’à la demie finale, très serrée. Entrée des picadores. Dès la mise en suerte, le Miura s’élance. A peine le picador a-t-il planté que l’éléphant envoie dans les airs cheval et picador. Tout le monde au quite. On recommence. Cite du picador. Aussitôt le toro bondit et c’est, dans la seconde même, la deuxième chute monumentale. Remise en suerte. Cite. Le châtain n’attend pas. Troisième chute énorme. Les trois fois, le picador a atterri sur le dos. Il est à moitié assommé. Pedrosa change le toro de place et l’amène devant le deuxième picador. Aussitôt, le Miura s’élance et envoie en l’air le cheval et l’homme. Imaginez l’effet produit ! le public est debout, hurlant d’enthousiasme, un peu haletant aussi. Cela va-t-il durer ? Oui ! A la cinquième pique, le toro bondit encore et envoie de nouveau le groupe équestre au tapis. On croit rêver. Pedrosa fait signe au picador de se placer près des tablas pour éviter une sixième chute et parce qu’il faut bien que ce toro soit piqué, ce qui n’est pas encore le cas. Le toro fonce, accule le cheval contre les planches. Le picador a bien planté et tient le coup. Ovation au picador. Septième pique enfin, le toro poussant relativement peu. Le tercio de varas a duré plus de vingt minutes. Vingt minutes d’émotion et d’enthousiasme fantastiques. »
Vingt minutes et une vingtaine de lignes, rien que pour rendre compte du premier tiers de la course du cinquième miura ! Quand on lit que Rafael Pedrosa amena ce dernier devant le picador de réserve ; on peut légitimement imaginer qu’il a agi ainsi davantage pour soulager celui de turno que pour "briser" le pachyderme de Zahariche ! Quand on lit qu’il fit signe à son picador d’aller « se placer près des tablas » ; on frémit pour ces dames en barrera ! Que voulez-vous, les temps changent3...
1 Los caballos de picar (faut pas être sujet aux vertiges !) de Heyral et Bonijol sont également des croisés au type "trait" marqué, sans doute bien dressés mais, eux-aussi, trop massifs et surprotégés. Le règlement prévoit tout ça ; les picadors ont toujours su s’y prendre pour se faire entendre.
2 « Romanear — Verbe tiré par les professionnels du mot romana [balance]. Il revient à suggérer, en style imagé, que le taureau "pèse" le cheval, quand il le soulève de ses cornes ou le reprend au sol pour le rejeter. Le fait de romanear décèle la force et la bravoure d’un animal. » (Claude Popelin, La Tauromachie).
3 Sont-ce mes yeux ou je ne vois personne dans le callejón...
Image N° 1636 du 14 septembre 2000 © Revue TOROS