— Je m’appelle Goyo.
— ...
— Mais mes amis (le regard se fait insistant et sérieux, il lève le doigt pour donner plus de véracité à ce qu’il va dire) me surnomment "El Corte Inglés".
— ...
— Vous voulez un autre verre ?
— Euh...
— Si, si, vous voulez un autre verre !
Goyo est parti commander l’autre verre que nous voulions. D’autres viendront plus tard.
D’emblée, il a planté le décor.
Je m’appelle Goyo et on me surnomme le "Corte Inglés" ! Ça a l’air de l’amuser, d’ailleurs, qu’on le surnomme le "Corte Inglés". Ce type vend au bas mot 700 toros par an. De tout ! C’est lui qui l’assure. Tu veux des monstres balafrés et dénués de toute appétence pour l’art fragile du redondo "castellesque" ? J’ai. Tu veux des ratas pour figuras-sa-race ? J’ai. Tu veux de l’exotique, origine jurassique, label en voie d’extinction ? J’ai. Tu veux des toros rose avec des sabots en fraise Tagada et des cornes en forme de bouteilles de coca acidulées ? Il doit avoir aussi, mais il faudra chercher plus longtemps.
Goyo, c’est le supermarché du toro bravo, l’anti Cuadri en somme. A Colmenar del Arroyo, derrière des murs rouges qui ne portent en eux aucune inclinaison ni pour le beau ni pour l'esquisse de beau, Goyo fait attendre des centaines de taureaux de combat venus de toute l’Espagne. Il les vendra à des peñas du Levante, à d’obscures commissions taurines des alentours de Madrid, à des empresas attirées par les facilités de ce campo de bric et de broc — un grand magasin de la bête à cornes sans escalator ni code barre.
— Tenez, j’ai pris aussi quelques tapas. S’il n’y a pas assez, ils en amèneront d’autres.
Goyo est revenu avec les verres qu’il avait décidé que nous voulions. Tout cela ne laissait rien présager d’encourageant concernant un éventuel repos, une improbable pause, une incertaine accalmie. Goyo était heureux d’être là. Il pouvait parler de toros. De sa vie donc. Goyo aime le toro de lidia. Il a les goûts de sa terre où le campo n’est pas carte postale mais duquel s’extraie encore, quoique difficilement aujourd’hui, une afición exigeante pour laquelle le toro est un animal brave et fort. Goyo vend de tout dans le toro mais il n’en conserve pas moins un œil avisé, un poil taquin, sur les errements actuels du monde taurin.
— J’étais à Vista Alegre le jour de Morante. Ils ont annoncé le toro à 512 kilos. Je me suis tourné vers un ami et je lui ai dit que les 12 kilos je les voyais bien mais pas les 500 autres !
Goyo a commandé à boire et à manger, de nouveau, encore. Il avait trop de choses à nous dire.
La nuit n’est pas venue.
Le soleil est là, déjà ; l’accompagne Goyo. Toujours jovial, le verbe haut et les épaules larges, Goyo, pourtant, n’est pas le même ce matin. Des rayonnages infinis de son supermercado taurin, nous ne verrons qu’un îlot sur lequel se battent les derniers toros d’Atanasio Fernández observés en toute quiétude par les ultimes représentants de l’élevage peu connu d'Escolar Herrero (Dionisio Rodríguez). Non, ce matin, Goyo est ganadero et les toros des autres ne l’intéressent plus. Ce sont les siens, ses novillos, ses mères et ses petits qu’il tient à ensolleiller.
— Vous imaginez, je vends 700 toros par an et jamais un Français n’est venu s’intéresser aux miens.
Les siens justement. L’anti "Corte Inglés". Ici règnent les berrendos. En soi, déjà, on est ailleurs. Ici, c’est un nom du temps de l’épicerie qui commande au rite. Martínez. Les berrendos de Martínez. Goyo les élève par héritage familial et parce qu’ils sont bons et braves. Tous les ganaderos disent cela. Goyo, lui, on l’a cru. Ils ont évidemment été croisés (dernièrement c’est un semental de Flor de Jara qui officie) car un siècle est passé par là. Ils sont peu mais ils suffisent à Goyo, et on le comprend.
L’Afición de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle n’a que d’infimes connaissances sur le toro dérivant des Martínez et, par voie de conséquence, sur les familles découlant des anciens Jijón. Certains, bien que pleins de bonnes intentions, voudraient voir des vestiges de Jijón un peu partout mais, reconnaissons-le, l’entreprise s’avère plus que douteuse. Montalvo a sacrifié ses berrendos, la Condessa de Sobral itou pour ses Jijón pendant que les Peñajara s’affichent mensongèrement de "Casta Jijona". Que reste-t-il au final ? A peine quelques frêles troupeaux sur lesquels le Parladé a essaimé son type. Il ne reste rien que certains détails de pelages ou d’anatomie. Et ces minuscules détails, Goyo les élève et réussit à les maintenir visibles sur certains exemplaires. Ainsi, à vouloir finasser, l’on pourrait observer avec attention de vieilles photographies des toros de Martínez, puisqu’il ne subsiste plus que les archives, et se rendre compte que, peut-être, en prenant des pincettes, certains toros gardent comme atavisme une insertion et une direction de cornes très particulières. Pas ou peu de courbe mais une corne tout en angle (obtus) et dirigée vers le ciel qui donne un ensemble très ouvert. Au-delà de cela (d’aucuns insisteraient peut-être sur le fort volume de certains novillos), il n’y a de place qu’au fanstasme.
Goyo a continué de parler, mais moins. Les toros incitent au silence. Il va vendre cette année quelques centaines de toros mais en élever une petite vingtaine. On a tous nos vices cachés.
>>> Retrouvez une galerie consacrée à l'élevage Hermanos Quintas Parra sur le site www.camposyruedos.com, rubrique CAMPOS.
Photographies Chez Goyo © Laurent Larrieu / camposyruedos.com