Depuis quelques jours déjà, on sentait poindre une légère irritation, là, juste là. Un raclement contenu, un toussotement grêle, rien de grave. Une allergie due à un taux excessif de palmarès dans l’atmosphère. On annonçait les habituelles récompenses, on décernait les premiers prix et l'inflammation gagnait. Une simple contrariété saisonnière, récurrente et transitoire qui s’éveille chaque année en fin de temporada.
Bref ! C'est l'automne, il pleut comme manade qui pisse et les trophées se ramassent à la pelle comme autant de feuilles mortes que l'on rassemble en tas, négligemment, en attendant qu'une rafale salvatrice les emporte au loin.
Il est temps. Hâtons-nous lentement vers cette patiente étagère. Reprenons le chemin des bouquins oubliés, posés et reposés, des documents perdus, des carnets écornés, des classeurs déclassés, des fiches à défricher, rafraîchir ou trier. L'ordre mais sans frénésie, dans la volupté.
Tiens, ces quelques lignes que l'on s'était promis de... Et ce livre... Et cet autre... Cette photo... Qu'est-ce qu'elle fait là ?
À force de fureter, de feuilleter, de consulter la poussière, on reforme des piles, on déplace des strates que l’on repose à côté, pour plus tard. La pensée en kaléidoscope tisse un étrange patchwork de réflexions.
Pourquoi font-ils tout ça ? Torero… Pourquoi ? Pour l’art ?
« Je crois que le spectacle, tout comme le torero, ont évolué. À l'origine, c'était un spectacle populaire où il y avait un héros qui devait se rendre maître de toutes les qualités du taureau : la vaillance, la force, la férocité... Le torero devait dominer le taureau pour se proclamer héros du peuple. S'il résolvait ses problèmes économiques, son rôle lui donnait aussi accès à certains états ou lieux qui lui étaient d'ordinaire refusés, à d'autres professions ; et parfois il était plus proche du "suicidé" parce qu'il était poussé par le besoin, comme celui de se nourrir par exemple.
Actuellement, le spectacle a changé complètement puisqu'on exige de lui beaucoup plus d'esthétique. Bien qu'il y ait toujours trois composantes — le risque, le tragique et l'esthétique —, le spectacle est devenu beaucoup plus intellectuel.
Ce que cherche donc le torero aujourd'hui, sans oublier évidemment le risque, c'est "l'esthétique" ; à la différence d'un passé récent, il devient beaucoup plus artiste qu'homme à risques.
Il existe une nouvelle génération de toreros, à laquelle j'appartiens, qui ne cherche plus à résoudre des problèmes de type économique ou, du moins, pour qui cette part est relativement minime ; ils veulent avant tout se réaliser comme artistes en utilisant le matériau même que propose le taureau. Cela rend la vocation du torero beaucoup plus pure ; ses motivations sont celles d'une "vocation" au sens pratiquement religieux du terme. Il existe d'autres motivations, au sens psychologique, qui sont les mêmes que celles d'un artiste plastique de quelque secteur que ce soit.
[…] Un jour, j'ai compris que tout ce qui se passait entre le torero et le taureau, toutes ces possibilités, pouvaient devenir sublimes à un moment déterminé.
J'ai alors compris que je pourrais arriver à sublimer la vie d'un taureau qui aurait pu mourir tout à fait anonymement. C'est à partir de cette idée-là que j'ai décidé de devenir torero, de dominer et de créer quelque chose dans cette relation avec le taureau. Je n'ai jamais été "encouragé..." et je ne crois pas au courage. J'essaie de comprendre les réactions du taureau, d'être une partie de lui-même et de m'allier à lui à un moment donné.
Au début de ma carrière, devenir l'allié du taureau m'a procuré le plus de satisfactions. Dans ce jeu entre le taureau et moi, je commence à découvrir ma profession. C'est le moment où cela commence vraiment à me plaire et je ne pense qu'à une chose, vivre sans cesse ce contact constant avec le taureau. Cela devient non plus seulement une vocation, mais aussi une obsession : comprendre le taureau, et le rendre encore plus digne. C'est le vrai début. »
Luis Francisco Esplá, (extraits) Tauromachie, mythes et réalités, Éditions du Félin, 1995.
Pourquoi font-ils tout ça ? Par insouciance ? Par défi ? Par jeu ?
LA LIDIA, lunes 5 de mayo de 1884
LA VOCACIÓN
Nuestro cromo de hoy es una nota cómico-taurina, debida al chispeante lápiz de Perea. La larva del matador de toros está representada en un desarrapado mocete, que con estoque de palo y muleta que ha servido antes para aljofifar las narices, cita con ahinco al manso buey de carreta que tiene delante. ¿Va á recibir? ¿Va á aguantar? ¡Nadie lo sabe!...
Otro mocete contempla azorado al espada y se prepara al quite, mientras un público liliputiense, desde los sacos que descansan en la carreta, asiste ai espectáculo, entre barreras.
¡Cuántos toreros, que hoy lo son, en toda la extensión de la palabra, recordarán al ver este episodio de pura fantasía, alguna escena real de su niñez!
LA VOCATION
Notre chromo du jour est empreinte d'une note comico-taurine due à l'étincelant coup de crayon de Perea. Une larve de matador représentée par un marmot débraillé, tente d'estoquer à l'aide d'un bâton et d'une muleta qui servait de mouchoir, un paisible bœuf d'attelage en se plaçant obstinément devant lui pour le citer. Va-t-il contenir la charge ? Va-t-il résister ? Nul ne le sait !
Un autre gamin contemple la scène et seconde le spadassin, prêt à effectuer le quite salvateur, pendant qu'un public de lilliputiens, assis sur des sacs chargés dans la charrette, assiste au spectacle accroché aux barreaux.
Combien de toreros, qui le sont aujourd'hui dans toute l'acception du terme, retrouveront dans cet épisode purement imaginaire une scène réelle de leur enfance !
Pourquoi font-ils tout ça ? Pour la gloire et l’argent ?
« Tout petit, je voulais être célèbre et je ne faisais rien pour. À l’école, je m’avérais très vite un élève inexistant. Par goût. J’ai toujours été persuadé — je le suis encore — que les diplômes sont faits pour les gens qui n’ont pas de talent. Malheureusement, il ne suffit pas de ne pas avoir de diplômes pour avoir du talent.
[…] Il se dessine de façon tangible, dans votre génération qui monte, mon camarade, une espèce d’ambition glacée d’arriver par le fric et un mépris cynique de tous les idéaux assez peu compatible avec l’idée qu’on se fait de la jeunesse éternelle génératrice de fougues irréfléchies et de colères gratuites. »
Pierre Desproges, Chroniques de la haine ordinaire, Éditions du Seuil, 2008.
Pourquoi veulent-ils devenir toreros tous ces jeunes à la tauromachie stéréotypée, formatée et sans âme ? Par vocation ?