Si la blogosphère taurine n’est pas des plus fournies, il en va tout autrement de celle consacrée à la littérature, et les contributions que l’on peut y lire sont parfois de très haute tenue.
Salamanque, ce n’est pas que le campo charro et La Glorieta ; c’est aussi et avant tout sa prestigieuse et vénérable université qui, après tant d’autres faits historiques, fut le témoin du fameux « discours de Salamanque », prononcé par Miguel de Unamuno le 12 octobre 1936.
L’évocation de ce thème par Pierre Assouline dans « La république des livres » le 30 décembre 20061 a donné lieu à une démonstration de la solidarité dont savent faire preuve les blogueurs, et des avantages que l’on peut tirer de ce nouveau mode de communication.
L’écrivain se lamentait à juste titre du fait qu’il n’existât aucune version intégrale de ce texte à conserver précieusement à l’usage des générations futures, seuls quelques versions tronquées et des témoignages affectés par le temps demeurant disponibles. C’est alors que l’un de ses lecteurs s’est lancé à la recherche de toutes les bribes existantes de ce texte, parvenant à le reconstituer dans son intégralité en castillan et le faisant parvenir à Pierre Assouline. Ce dernier communiqua le texte à Michel del Castillo, qui le traduisit en français.
C’est ce texte que je vous propose de découvrir ci-dessous, ou, mieux, que je vous invite à lire dans sa version contextualisée sur le blog de son talentueux traducteur2 :
“Vous êtes tous suspendus à ce que je vais dire. Tous vous me connaissez, vous savez que je suis incapable de garder le silence. En soixante treize ans de vie, je n’ai pas appris à le faire. Et je ne veux pas l’apprendre aujourd’hui. Se taire équivaut parfois à mentir, car le silence peut s’interpréter comme un acquiescement. Je ne saurais survivre à un divorce entre ma parole et ma conscience qui ont toujours fait un excellent ménage.
Je serai bref. La vérité est davantage vraie quand elle se manifeste sans ornements et sans périphrases inutiles. Je souhaite faire un commentaire au discours, pour lui donner un nom, du général Millan Astray, présent parmi nous. Laissons de côté l’injure personnelle d’une explosion d’invectives contre basques et catalans. Je suis né à Bilbao au milieu des bombardements de la seconde guerre carliste. Plus tard, j’ai épousé cette ville de Salamanque, tant aimée de moi, sans jamais oublier ma ville natale. L’évêque, qu’il le veuille ou non, est catalan, né à Barcelone.On a parlé de guerre internationale en défense de la civilisation chrétienne, il m’est arrivé jadis de m’exprimer de la sorte. Mais non, notre guerre n’est qu’une guerre incivile. Vaincre n’est pas convaincre, et il s’agit d’abord de convaincre ; or, la haine qui ne fait pas toute sa place à la compassion est incapable de convaincre…On a parlé également des basques et des catalans en les traitant d’anti-Espagne ; eh bien, ils peuvent avec autant de raison dire la même chose de nous. Et voici monseigneur l’évêque, un catalan, pour vous apprendre la doctrine chrétienne que vous refusez de connaître, et moi, un Basque, j’ai passé ma vie à vous enseigner l’espagnol que vous ignorez.
(Premières interruptions, « Viva la muerte ! » etc)
Je viens d’entendre le cri nécrophile « Vive la mort » qui sonne à mes oreilles comme « A mort la vie ! » Et moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes qui mécontentaient tous ceux qui ne les comprenaient pas, je dois vous dire avec toute l’autorité dont je jouis en la matière que je trouve répugnant ce paradoxe ridicule. Et puisqu’il s’adressait au dernier orateur avec la volonté de lui rendre hommage, je veux croire que ce paradoxe lui était destiné, certes de façon tortueuse et indirecte, témoignant ainsi qu’il est lui-même un symbole de la Mort. Une chose encore. Le général Millan Astray est un invalide. Inutile de baisser la voix pour le dire. Un invalide de guerre. Cervantès l’était aussi. Mais les extrêmes ne sauraient constituer la norme Il y a aujourd’hui de plus en plus d’infirmes, hélas, et il y en aura de plus en plus si Dieu ne nous vient en aide. Je souffre à l’idée que le général Millan Astray puisse dicter les normes d’une psychologie des masses. Un invalide sans la grandeur spirituelle de Cervantès qui était un homme, non un surhomme, viril et complet malgré ses mutilations, un invalide dis-je, sans sa supériorité d’esprit, éprouve du soulagement en voyant augmenter autour de lui le nombre des mutilés. Le général Millan Astray ne fait pas partie des esprits éclairés, malgré son impopularité, ou peut-être, à cause justement de son impopularité. Le général Millan Astray voudrait créer une nouvelle Espagne- une création négative sans doute- qui serait à son image. C’est pourquoi il la veut mutilée, ainsi qu’il le donne inconsciemment à entendre.
(Nouvelles interruptions » A bas l’intelligence ! « etc.)
Cette université est le temple de l’intelligence et je suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. Malgré ce qu’affirme le proverbe, j’ai toujours été prophète dans mon pays. Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. Il me semble inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. J’ai dit. »
Miguel de Unamuno n’était pas un grand aficionado devant l’éternel3, bien qu’il faille remettre dans son contexte ses prises de position à l’égard d’une fiesta nacional largement instrumentalisée pendant les sombres années durant lesquelles il s’en est un peu pris à elle. Mais cela n’empêche pas d’apprécier à sa juste valeur l’œuvre immense du grand écrivain et universitaire ; à la lecture des réactions que suscitèrent chez nos adversaires les écrits des nombreux intellectuels que compte l’afición, je doute qu’ils soient capables d’en faire autant.
1 http://passouline.blog.lemonde.fr/2006/12/30/lhonneur-de-miguel-de-unanumo/#comments
2 http://www.micheldelcastillo.com/Unamuno.htm
3 Jean-Clause Rabaté, « Miguel de Unamuno et la fiesta nacional » in Jean-René Aymes et Serge Salaun, Etre espagnol, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2000, p. 254.