Elle est invisible, elle n’existe pas. L’autoroute lui file au-dessus, donc elle n’existe pas.
- « Qu’est-ce que vous allez faire aux toros ? »
C’est le barman qui s’interroge, mi-malicieux, mi-mort déjà. Il sert un whisky dans un grand verre sale mais ne sait plus où il stocke le coca-cola. Il tremble beaucoup, n’articule plus depuis les années soixante.
Aucune photo taurine au mur, seulement l’arbre généalogique des encastes canines ; original.
17h15. C’est l’heure, « hasta luego ». Il nous regarde encore, ne comprend vraiment pas et réitère sa question.
- « Qu’est-ce que vous allez faire aux toros ? »
Echo.
Au bas d’un raide escalier, un quarteron de félons, crinières iroquoises de rigueur, se drape dans un slogan incompréhensible. Ici, l’Espagne est verte, ronde et s’écrit avec beaucoup de « z » et de « k ».
La plaza est minuscule, parfaitement laide à l’extérieur. Autour, des briques, du béton, des barres qui lui ont enlevé l’envie de s’épanouir. Elle se cache même entre deux escaliers roulants, au bas de cette canopée urbaine.
En haut des immeubles marrons, des familles s’installent pour le spectacle et regardent ce rond anachronique ici.
Les trois novilleros défilent, deux fils à papa et l’autre. C’est lui qui ouvrira le bal des débutants.
Cayetano est l’attraction du jour, on est venu voir s’il ressemblait bien à son père. Il ressemble à son père ! Angel Teruel suscite moins de regards et Gabriel Picazo, le « Jean sans terre » du jour, aurait pu aller à la pêche, il est comme ce bourg, l’autoroute lui file dessus, donc il n’existe pas. Pas encore.
Dans le callejón, José Miguel Arroyo se fait discret, on dirait un golden boy. Il discute avec son mayoral, essaye de se fondre dans le mur couleur chaux.
A droite, alignés comme des vieilles sur le banc d’un village de Castille ou du Gers, les picadors prennent le soleil et tapent la causette. Ils pourraient nous raconter la course.
D’ailleurs, cette course ?
Furent occis six novillos de José Miguel Arroyo, agréablement présentés, sans excès de bois mais avec des doutes à l’excès pour certains de leurs bois (le 5°, en particulier, se casse le bout de la corne gauche en tapant contre un burladero).
Typés Domecq, tant physiquement que moralement, ils se sont comportés comme nous attendions qu’ils se comportent, c’est-à-dire avec cette noblesse de troisième tiers qui permet de faire des passes, des passes et des passes. Le quatrième montra une vraie charge encastée malgré un premier tiers désatreux. Des novillos très urbains en somme. Le public n’en attendait pas moins.
- « Et aux piques ? » me direz-vous.
Pourquoi avez-vous cette malencontreuse tendance à gâcher le plaisir des gens ? Pourquoi tant de cynisme ? Ne posez pas cette question. Je vous ai dit plus haut que les piqueros auraient pu vous raconter la course, et même dans le détail. Il n’y eut pas de piques ! Ici, nous n’agissons qu’avec urbanité, le cadre qui veut ça peut-être.
Et puis, en définitive, fallait-il vraiment les piquer ces novillos ? Leur faiblesse ne justifiait-elle pas un dosage spécial ? Vous voyez, je vous le dis, nous ne sommes pas des sauvages, il fallait qu’ils tiennent un tant soit peu debout pour faire naître les chefs-d’œuvre.
Et il y en eut, des chefs-d’oeuvre ! 8 oreilles 8. 3 oreilles à Picazo, 3 à Cayetano et 2 à Teruel.
Toutes méritées évidemment, parachevant des labeurs de génie, ponctuant l’indescriptible.
Mais ne soyons bégueules.
Picazo a de jolies manières. Son 1er était un invalide qu’il s’imposa de toréer par le bas ce qui ne… s’imposait pas du tout. Sur un desplante, le novillo, dans un soubresaut du désespoir, lui donna la fessée.
Son second reçut une « piquounette » de principe et annonçait encore un pèlerinage à la vierge de je ne sais pas où. Pourtant, il tint debout (un fond de caste peut-être) et Picazo construisit une faena intelligente avec des séries droitières bien liées et qui allèrent a más et de plus en plus bas. La charge était bien conduite, le toro embarqué. Du bel ouvrage qui surtout améliora la bête. De là à octroyer une vuelta al ruedo qui jamais ne se fit car le boucher avait dû entamer la première côtelette.
Cayetano donc.
On était un peu venu pour lui, pour voir ce qu’il en était vraiment.
Lui aussi a de jolis gestes. Deux véroniques superbes à son premier, deux ondes délicates sur un sable de cailloux.
Cayetano embarqua bien son 1er opposant dans des séries où les passes étaient joliment décomposées et surtout bien conduites. Compas ouvert, croisé, il domine son sujet. Cependant, notons encore une certaine verdeur qui le pousse à commettre des fautes inutiles et dangereuses. Il se laisse voir sur un desplante une fois, marque une hésitation à un autre moment. Bousculé à ses deux toros, indemne, ouf, les jeunes femmes et les plus anciennes respirent tout sourire.
Teruel est brusque. Il veut bien faire mais n’a pas (encore ?) la fluidité de ses compagnons. Il n’a pas non plus la même entrega dans le placement. Toreo profilé, fuera de cacho souvent à son 1er. Que nenni, deux oreilles !
6 mises à mort dans le « rincón d’Ordóñez », 6 poumons, 6 hommages au grand-père. Course « triomphale » et mayoral a hombros. On peut se demander ce que ces novillos auraient donné avec un an de plus. Un désastre ganadero pour sûr tant la faiblesse les accable. Remarquez, José Miguel Arroyo c’est plus discret que Joselito sur les affiches ; certains, peut-être, ne feront pas le rapprochement. A la sortie du 6°, la musique s’ébroua, une fois de plus cet après-midi. Eux, les musiciens, ne pourront pas tout raconter. Les picadors, par contre, peuvent devenir revisteros !
- « Qu’est-ce que vous allez faire aux toros ? »
Le barman avait quelque part raison. Mais que serait-on allé faire à Eibar sans toros ?