Le cheveu noir azabache
parfaitement ramené en arrière et le profil abrupt et franc qu'ont
les gens de Biscaye, sur une peau sombre venant incontestablement d'un temps où l'Espagne était un peu africaine, la gueule d'Iván
Fandiño évoque à elle seule le drame, et la gloire. Ne serait-ce
qu'en foulant le sol de Ventas en souriant, torse en avant, et
l'œil de Pizarro, Iván Fandiño évoque ces vieilles
gueules qui écrivaient la tauromachie héroïque, souriante,
arrogante et machiste. On lui prêterait le panache romantique de
Mazzantini ou la sauvage témérité du Cocherito de Bilbao…
C'est en entreprenant ce
second Adolfo que l'on comprit qu'il pouvait se passer quelque chose
à Ventas, même un jour sans toro. Jalabert nous ouvrait des
perspectives festives bleu-blanc-rouge qu'on n'espérait pas, en
quelques quites soignés et opportuns sur un bicho ô combien
lourdingue, quand, dans le murmure vibrant de Madrid qu'il faut avoir
entendu une fois dans sa vie, s'approchait en conquérant ce mioche
à la gueule de pelotari basané. Pim ! pam ! déhanché, j'ouvre les
bras et j'envoie au large, mouvement sec du poignet, je ramène tout
à la hanche et je m'éloigne. Jean-Baptiste lui-même comprenait que
la cuite à l'ombre des Cibeles s'évaporait, mais on s'en foutait
parce que revenait à nous cette vieille notion parfaitement désuette du « parler » du milieu, qui valait
pourtant bien tous les triomphes du monde : la competencia ! On
jubilait un instant, le petit temps que les mecs se tirent la
bourre, le menton en avant planté dans le jabot, et décident de
défoncer le
« bestiau » à coups de charges dorées et de déboussolages
fuchsias, avant que le brun vizcaíno d'Orduña ne lâche l'affaire et
que le blond provençal d'Arles ne laisse sa baudruche se dégonfler
totalement au soleil de Castille. Pchhht…
Et puis, déboula 'Mulillero',
que le plus célèbre tendido du monde accueillait avec du tissu vert
et des noms de volailles. 515 plombes de pas grand-chose, boitillant mais avec la politesse de répondre aux deux invitations de
Pepe Aguado, ce qui n'était déjà pas mal. Ceci dit, il
boitait… alors ça gueulait. Et comme ça gueulait et que personne
ne voulait voir 'Mulillero', Iván Fandiño décida de nous inventer un
toro. Comme ça, sans raison, juste parce qu'il était matador et qu'il l'avait décidé ainsi. Réveil brutal, sieste
interrompue, brouhaha madrilène : mais nom de Dieu, que compte-t il-faire à ce « bestiau » ?
Fandiño court au centre de
Ventas et se plante là. Et quand Madrid ne comprend pas, Madrid
gronde. 'Mulillero', aux tablas, regarde, gueule en l'air, tête de
nœud farouchement conne, le mufle baveux et fumant.
Entre eux, trente mètres.
Tonnerre madrilène. Ça
s'agite, ça s'interroge, ça veut comprendre. Je rentre le cul,
jambe gauche avancée, main à la taille, talons sous terre, et pansa
de la muleta bien visible, évidente, là. La bouche en cul de poule
et le regard du guerrier qui t'en promet, Fandiño appelle et « toque ». La
foule doute. Impossible, 'Mulillero' ne viendra pas… il n'a rien dans
les couilles… si loin… il ne peut pas venir…c'est
impossible. Re-« toque ». La patte gauche frémit… Rien. Puis la
droite, sans doute une mouche… soubresaut, croupe courbée, pattes arrières enfoncées dans le sable… Impensable. Devinez quoi ? La lourde machine Albasserrada se
met en branle et s'élance. Stupeur. Madrid n'avait pas vu… C'était
pourtant tout à fait impossible… Je le jure, à partir de là,
la corne droite d'or et de platine de 'Mulillero' planait sur Ventas
chaque fois qu'elle s'enveloppait dans le leurre de Fandiño, seul et
unique à avoir vu quand le reste du monde fermait les yeux et
s'excusait de l'avoir fait. Par la seule volonté d'un homme, ce toro
passait par le périf', remontait la Castellana jusqu'à Alcalá,
visitait trois fois les chambres royales du Palacio et s'enquillait un
tinto de verano à La Latina avant de reprendre una tripa à Atocha, et finir sa course dans les
plis de la muleta du torero qui s'amusait et emmerdait superbement le
monde de son bonheur magistral. Définitivement, Fandiño
tenait 'Mulillero' par les burnes et quand Rosco et ses frères,
revenant à eux après l'avoir trop longtemps ovationné, lui
rappelaient qu'ici on ne quitte pas les lieux sans un passage à
gauche, il leur offrait un large sourire « émail diamant »
qui voulait dire « branleurs ! », et rassasiait finalement
le peuple de ce qu'il lui réclamait connement pour le prix d'un
billet en temps de crise : la série de la gauche qui fit tressaillir
tous les rêves. Patatras, merde, et dix fois merde : l'alchimie
avait donc fini d'opérer, par ce trop plein de pragmatisme du plus
célèbre tendido du monde qui ne saura donc jamais s'évader
onctueusement le temps d'un songe cotonneux. Tant pis et, au fond,
tant mieux. La quille de champagne s'était vidée de son jus, et les
quelques tentatives al recibir qui suivirent
avalaient définitivement nos espoirs. 'Mulillero' avait tout donné du
peu qu'il possédait, en fait. Adieu souffle, adieu pattes et adieu
rate. Vous n'existiez déjà pas, et l'on vous a inventés. Les
pouvoirs de Fandiño avaient suffisamment fait merveille sur cette
carne boitillante transformée en brave combattant juste par sa seule
volonté d'en faire ce que bon lui semblait, et cela était déjà
tellement ! Minuit sonné, il redevint citrouille et Iván
Fandiño, roi de Biscaye, demeurait seul prince en Madrid, sans peur
ni reproche, ni autre contrainte que d'irradier le monde de son
bonheur d'être là, torero et libre.