15 juin 2012

Iván Fandiño est un chic type



Le cheveu noir azabache parfaitement ramené en arrière et le profil abrupt et franc qu'ont les gens de Biscaye, sur une peau sombre venant incontestablement d'un temps où l'Espagne était un peu africaine, la gueule d'Iván Fandiño évoque à elle seule le drame, et la gloire. Ne serait-ce qu'en foulant le sol de Ventas en souriant, torse en avant, et l'œil de Pizarro, Iván Fandiño évoque ces vieilles gueules qui écrivaient la tauromachie héroïque, souriante, arrogante et machiste. On lui prêterait le panache romantique de Mazzantini ou la sauvage témérité du Cocherito de Bilbao…
C'est en entreprenant ce second Adolfo que l'on comprit qu'il pouvait se passer quelque chose à Ventas, même un jour sans toro. Jalabert nous ouvrait des perspectives festives bleu-blanc-rouge qu'on n'espérait pas, en quelques quites soignés et opportuns sur un bicho ô combien lourdingue, quand, dans le murmure vibrant de Madrid qu'il faut avoir entendu une fois dans sa vie, s'approchait en conquérant ce mioche à la gueule de pelotari basané. Pim ! pam ! déhanché, j'ouvre les bras et j'envoie au large, mouvement sec du poignet, je ramène tout à la hanche et je m'éloigne. Jean-Baptiste lui-même comprenait que la cuite à l'ombre des Cibeles s'évaporait, mais on s'en foutait parce que revenait à nous cette vieille notion parfaitement désuette du « parler » du milieu, qui valait pourtant bien tous les triomphes du monde : la competencia ! On jubilait un instant, le petit temps que les mecs se tirent la bourre, le menton en avant planté dans le jabot, et décident de défoncer le  « bestiau » à coups de charges dorées et de déboussolages fuchsias, avant que le brun vizcaíno d'Orduña ne lâche l'affaire et que le blond provençal d'Arles ne laisse sa baudruche se dégonfler totalement au soleil de Castille. Pchhht…
Et puis, déboula 'Mulillero', que le plus célèbre tendido du monde accueillait avec du tissu vert et des noms de volailles. 515 plombes de pas grand-chose, boitillant mais avec la politesse de répondre aux deux invitations de Pepe Aguado, ce qui n'était déjà pas mal. Ceci dit, il boitait… alors ça gueulait. Et comme ça gueulait et que personne ne voulait voir 'Mulillero', Iván Fandiño décida de nous inventer un toro. Comme ça, sans raison, juste parce qu'il était matador et qu'il l'avait décidé ainsi. Réveil brutal, sieste interrompue, brouhaha madrilène : mais nom de Dieu, que compte-t il-faire à ce « bestiau » ?
Fandiño court au centre de Ventas et se plante là. Et quand Madrid ne comprend pas, Madrid gronde. 'Mulillero', aux tablas, regarde, gueule en l'air, tête de nœud farouchement conne, le mufle baveux et fumant.

                                                                Entre eux, trente mètres.

Tonnerre madrilène. Ça s'agite, ça s'interroge, ça veut comprendre. Je rentre le cul, jambe gauche avancée, main à la taille, talons sous terre, et pansa de la muleta bien visible, évidente, là. La bouche en cul de poule et le regard du guerrier qui t'en promet, Fandiño appelle et « toque ». La foule doute. Impossible, 'Mulillero' ne viendra pas… il n'a rien dans les couilles… si loin… il ne peut pas venir…c'est impossible. Re-« toque ». La patte gauche frémit… Rien. Puis la droite, sans doute une mouche… soubresaut, croupe courbée, pattes arrières enfoncées dans le sable… Impensable. Devinez quoi ? La lourde machine Albasserrada se met en branle et s'élance. Stupeur. Madrid n'avait pas vu… C'était pourtant tout à fait impossible… Je le jure, à partir de là, la corne droite d'or et de platine de 'Mulillero' planait sur Ventas chaque fois qu'elle s'enveloppait dans le leurre de Fandiño, seul et unique à avoir vu quand le reste du monde fermait les yeux et s'excusait de l'avoir fait. Par la seule volonté d'un homme, ce toro passait par le périf', remontait la Castellana jusqu'à Alcalá, visitait trois fois les chambres royales du Palacio et s'enquillait un tinto de verano à La Latina avant de reprendre una tripa à Atocha, et finir sa course dans les plis de la muleta du torero qui s'amusait et emmerdait superbement le monde de son bonheur magistral. Définitivement, Fandiño tenait 'Mulillero' par les burnes et quand Rosco et ses frères, revenant à eux après l'avoir trop longtemps ovationné, lui rappelaient qu'ici on ne quitte pas les lieux sans un passage à gauche, il leur offrait un large sourire « émail diamant » qui voulait dire « branleurs ! », et rassasiait finalement le peuple de ce qu'il lui réclamait connement pour le prix d'un billet en temps de crise : la série de la gauche qui fit tressaillir tous les rêves. Patatras, merde, et dix fois merde : l'alchimie avait donc fini d'opérer, par ce trop plein de pragmatisme du plus célèbre tendido du monde qui ne saura donc jamais s'évader onctueusement le temps d'un songe cotonneux. Tant pis et, au fond, tant mieux. La quille de champagne s'était vidée de son jus, et les quelques tentatives al recibir qui suivirent avalaient définitivement nos espoirs. 'Mulillero' avait tout donné du peu qu'il possédait, en fait. Adieu souffle, adieu pattes et adieu rate. Vous n'existiez déjà pas, et l'on vous a inventés. Les pouvoirs de Fandiño avaient suffisamment fait merveille sur cette carne boitillante transformée en brave combattant juste par sa seule volonté d'en faire ce que bon lui semblait, et cela était déjà tellement ! Minuit sonné, il redevint citrouille et Iván Fandiño, roi de Biscaye, demeurait seul prince en Madrid, sans peur ni reproche, ni autre contrainte que d'irradier le monde de son bonheur d'être là, torero et libre.