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17 avril 2013

Slogans et sophisme


Non, ne voyez pas malice à ce nouveau post, ce n’est pas parce que ma chère Joséphine m’a mis un demi-puyazo en commentaire de ma reseña du solo de « Manzanita » que je reviens sur cette histoire. L’Alicantin n’est pas au top en ce moment, c’est une affaire entendue, et il n’est pas interdit de penser que cette « pierna contraria atrasada » érigée en principe de liaison dans les séries pèse aujourd’hui davantage sur le poder de son toreo que sur les toros qui demandent à être dominés.

Le mundillo au sens large (pas seulement les professionnels) marche par modes, et il n’est pas rare que certains bons mots soient repris comme paroles d’évangile et érigés en slogans. Il faut se méfier des phrases toutes faites comme des trop jolies formules. Récemment, j’ai beaucoup entendu que certains élevages étaient passés de mode, car ils ne correspondaient plus au toreo actuel… Ah ! Peut-être, mais cette affirmation ne me semble pas moins contestable que le dogme auquel je fus biberonné : « Cada toro tiene su lidia. »

Revenons aux bases : le toreo, c’est avant tout la lidia et, ensuite, les jolies choses. Les temps sont peut-être révolus désormais, mais il fut une époque où l’on se confrontait à l’animal sauvage pour montrer ses couilles au village, au quartier, à la cour… L’intention paraît grégaire, un poil rétrograde, mais l’anachronisme est consubstantiel à la fiesta brava. Je reprends : le toreo commence par la lidia ; la lidia, c’est la domination du toro, et ceci est même l’essentiel de la chose taurine. Il fut un temps où les classiques et les modernes s’étripaient sur la technique de Joselito et le sentiment de Juan Belmonte. José Bergamín lui-même passa le reste de sa vie littéraire taurine à justifier et minimiser le fait d’avoir démonté le sentimentalisme qu’il voyait dans l’interprétation sensible du toreo par Belmonte, dans L’Art de Birlibirloque (1930),  par rapport au génie de la raison et de la technique qu’était Gallito. Le recueil de Bergamín, paru chez Les Fondeurs de Briques, est éloquent à ce sujet — le bonhomme semblait assez obsédé par ce qu’il écrivait, au point d’y revenir tout le temps et de se citer continuellement. Et laissez-moi un commentaire, si je me trompe.

J’entends dire que chaque arène a son public et que chaque public a ses propres goûts et préférences — Dédé parle d’idiosyncrasie, parce que ça fait savant. C’est en partie vrai. C’est également faux. Si je me souviens bien, Pepín Liria n’a jamais été un grand artiste ; il était un bouseux de Murcia, pas un señorito andalou. Il a pourtant été reconnu et acclamé à Séville face à des corridas difficiles, et même si le Guadalquivir n’est pas le Tech — ni l’inverse, d’ailleurs —, ne sous-estimons pas la clairvoyance de son afición pour reconnaître et apprécier un combat âpre.

« Cada toro tiene su lidia » donc, mais chaque toro n’a pas la faena de quatre-vingts passes avec laquelle on nous enquiquine trop souvent ; chaque toro n’a pas vocation à aller chercher cette jambe contraire qu’on lui cache ; chaque toro n’a pas envie de faire des tours et des pirouettes : les Albaserrada sont peut-être malades dans les virages en voiture, après tout. Grâce à l’excellent blog Contraquerencia, qui évoque l’inquiétude de Manzanares de voir bouger les oreilles du Victorino, je suis tombé sur cette interview du diestro, dans Aplausos, dans laquelle il déclare : « Los toros estaban remirados por nota, por hechuras… Todo se había mirado mucho para que fuera una tarde bonita, y luego fue dura. » En fait, de jolie, la corrida fut dure… La belle affaire.

Zocato, dans son papier de Sud Ouest, a donc raison sur les deux premiers de ces trois points concernant le choix du Victorino : « Marketing d’hiver, communication à outrance, défi inutile. »
Voilà donc le geste de Manzanares expliqué à tous : tout fut fait et choisi pour que ce soit une tarde bonita, et le Victorino était bel et bien un coup marketing sur lequel il fut beaucoup communiqué. Mais la magie, dans la corrida, tient dans le fait que même chez Victorino, aujourd’hui, sort parfois une sale bestiole pas tout à fait d’accord pour être expédiée joliment dans l’autre monde ; la Maestranza vit alors « Manzanita » perdre les papiers, incapable de donner à son adversaire la lidia appropriée. L’esbrouffe fit tomber les masques, et le geste n’était qu’un effet de manche !

Le « seul contre six » de Manzanares fut un échec, retentissant au troisième toro en particulier. Manzanares est un torero qui n’a désormais plus besoin de Vogue ou de Séville, de son père ou de Madrid pour toréer ses soixante corridas par an — nul doute qu’il sait qu’il doit à Séville une revanche, et qu’il fera en sorte de le prouver dès son prochain contrat. Il y a pourtant peu à parier que cette revanche passera de sitôt par un toro de Victorino. C’est dommage. Personne ne le lui demande… Lisez Zocato : « Demandons-nous alors pourquoi l’artiste d’Alicante avait besoin d’inscrire cet élevage à son menu. […] défi inutile. » Voici la réponse, mon cher Vincent : quand on s’enferme avec six toros, on vient généralement démontrer la palette de son art, et cet art (on parle d’artiste) c’est de combattre et tuer des toros, pas de répéter si possible six fois la même faena pour moissonner un nombre record d’oreilles dans une Maestranza acquise d’avance. Ce qu’avance Zocato, dans la trinité « marketing d’hiver, communication à outrance, défi inutile », n’est rien d’autre qu’un sophisme ; un raisonnement complaisant et malhonnête.

Il serait torero de la part de Manzanares de ne pas écouter les flatteurs, qui ne doivent pas manquer de lui dire depuis samedi que ce genre de toros ne mérite pas mieux que le matadero, et de reprendre un jour là où il n’y a fondamentalement pas de honte à avoir échoué.

« Et sans dire un seul mot te remettre devant un Albaserrada. Tu seras torero, mon fils », aurait dit Rudyard Kipling, en 1910, à Rafael El Gallo — qui ne voyait pas l’intérêt de comprendre l’anglais…

15 avril 2013

Cortés y Hemingway



Ce portrait, je l’ai aperçu dans la nature morte de Jérôme et dans le noir et blanc de Frédéric ; je me rappelle l’avoir vu sur les hauts murs chargés d’histoire d’une de ces grandes familles, mais j’ai dû rêver. Cette élégante affiche tabac, œuvre du peintre Hernán Cortés Moreno, incarne à merveille « la beauté maladive et mystérieuse de Belmonte » (Ernest Hemingway). 

14 avril 2013

L’échec et la rémission, Manzanita et Séville seuls contre six


À Jean, maître d’élégance et de cérémonie


La Maestranza est une planète, une société ; sa piste est un monde et la corrida fut une vie. Nul doute que « Manzanita » vit passer hier une éternité en un éclair à mesure que le temps se dilapidait, que passaient les toros, le train de la chance, les opportunités de triomphe, le crédit des dernières années. José Mari fils est un héritier qui a bâti seul son cartel sévillan, et c’est en enfant chéri qu’il pénétra dans le ruedo saturé de soleil et accompagné d’une rumeur où s’exprimaient l’attente, la promesse d’une tarde cumbre et le soulagement d’avoir pu gagner son tendido à temps malgré la cohue.

Le paseíllo s’interrompit pour une minute de silence en hommage à doña Dolores Aguirre Ybarra. In petto, je pensais alors au scandaleux solo de Manzanares père aux Vendanges nîmoises de 1995, alors même que les novillos de la Bilbaína mettaient le sable cérétan de la Saint-Ferréol à feu et à sang. Sur les gradins sévillans, les Maestrantes étaient apparus, avaient rangé leur épouse dans la grada attenante et sorti la duchesse d’Albe au palco des invités. En face, l’arène parlait beaucoup français, suffoquait au soleil de justice enfin de mise et, çà et là, l’escalafón des deux dernières décennies attendait l’événement.

Le doute apparut au premier (Núñez del Cuvillo poids plume et sans transmission), légèrement, puis se fit jour quand le lourd Domingo Hernández sortit en piste, réclama les papiers et une leçon pour son impertinence. Les amis disaient que « Manzanita » n’était pas en forme, et nous en eûmes alors la confirmation. Le toro méritait d’être essoré ; il fut châtié en entame de faena, par le bas comme il convient, mais le sitio resta inédit, les tandas fades et les aciers laborieux. L’arène fit saluer « Manzanita » à la fin des deux premiers toros, par patiente politesse.

Sortit le Victorino, très typé… Buendía, commode de trapío et d’armure — moins dans les intentions. Curieux de tout et désordonné en tout, la lidia désastreuse acheva de révéler ses défauts. Nous n’avions pas à faire à une alimaña dans le style ancien de la maison, mais l’Albaserrada imposa un sentido et un danger qui ne ressemblent plus guère à ce que la maison produit. Après quatre rencontres catastrophiques au cheval, la piste était sienne et l’habituelle cuadrilla de « Manzanita » sua sang et eau pour lui coller trois paires de banderilles, dont deux supérieures de torería, d’exposition et d’aguante de la part de Juan José Trujillo. Le subalterne fit exploser la plaza et jouer la musique, pensant ainsi redonner un peu de lustre et d’espoir à son matador. Il n’en fut rien.
« Manzanita » débuta à gauche, se fit accrocher et avertir, mais jamais ne trouva la solution au problème posé, jusqu’à perdre les papiers et patience à la mort. Le demi-geste très relatif d’inclure un Victorino dans le lot, au regard de l’évolution de la ganadería, s’avéra un Everest, une interro surprise pour laquelle il rendit copie blanche. En fait de sommet, au mitan, la course avait précipité le prince de Séville dans un cul-de-basse-fosse, un abîme de doutes et de dépression. La vie passait, les trains avec. Le public, douché.

Sortit alors un porc colorado invalide d’El Pilar dont il fallut abréger l’existence publique pour inutilité manifeste, puis un Toro de Cortés, qui fut rendu au toril pour faiblesse et remplacé par un Juan Pedro auquel fut tiré enfin une série de la droite célébrée par un poing brandi. Mais l’affaire tourna court et l’orchestre rangea les instruments après trois séries. Le sixième allait sortir et « Manzanita » se perdait en rituels superstitieux à la barrière quand le public décida de le tirer de là ; une ovation debout le résolut à s’agenouiller a porta gayola. Le rituel recommença de longues secondes, la main droite sur l’épaule gauche, les signes de croix, le grigri dans le chaleco…

Le Juan Pedro fut accueilli par trois largas de rodillas et une série électrique au capote qui fit bouillir les gradins. Le petit prince était de retour et allait nous dessiner un toro. De peu de trapío, mais d’une fijeza et d’une classe dans l’embestida à faire pâlir d’envie tout l’escalafón, le Domecq fut le moteur de la fête, l’indulgence faite chair, l’agneau sur l’autel de l’absolution du fils prodigue. Celui-ci servit alors un quite par tafalleras « rématé » par une cordobina de cartel, puis Trujillo dut saluer pour sa brega millimétrée, avec Curro Javier et Luis Blázquez aux palos.
La faena commença au centre et, enfin, José Mari récita le couplet qu’attendait la Maestranza, dans son style personnel, déchargeant la suerte pour lier sans fin, ornant son élégance naturelle de quelques adornos magnifiques : un desprecio souverain, une passe des fleurs, pour célébrer le printemps revenu, et une trincherilla sèche et magique. La tentative à gauche ne culmina pas en de tels sommets, mais la Maestranza ne bouda pas son plaisir. Épuisé de tant de bonté, le Juan Pedro baissa et fut expédié ad patres d’un recibiendo maison.

Deux oreilles tombèrent l’une après l’autre ; l’arène au comble de l’extase tant attendue demanda une vuelta al ruedo que la présidence refusa. Le public réclama un toro de regalo qui ne vint pas. Le train était passé et l’émotion devait rester au climax afin de voiler l’amertume de l’échec global du rendez-vous. Les abrazos dans le callejón exhalaient un parfum de soulagement — le petit s’était rattrapé aux branches. En cette saison, à Séville, celles-ci sont couvertes de fleurs d’oranger. Il n’y a de moments pareils que dans une corrida.

12 avril 2013

Le téléphone de Miss Espagne et la « caspa » maestrante


Séville, le 11 avril 2013

6 toros de Hijos de D. Celestino Cuadri pour Antonio Ferrera, Leandro et Eduardo Gallo.

On annonçait de la pluie à Séville, mais le dieu Tlaloc a décidé que les Cuadri étaient trop importants pour nous gâcher l’après-midi. Il avait raison ; les Cuadri d’hier étaient très importants, avec une présentation impeccable.

Comme d’habitude, je suis allé aux arènes en vélo. Un vélo vieux et laid, mais qui fonctionne très bien et m’amène partout à Séville. En arrivant à la Maestranza, je me suis rendu compte qu’il n’y avait de place pour garer la mocheté que sur le poteau qui se trouvait juste en face de la maison des seigneurs maestrantes.

Assis à côté de Raquel Revuelta, Miss Espagne 1989, plus intéressée par son iPhone que par les toros, nous avons applaudi à la sortie du premier Cuadri : un tío ! Pourtant, le bonheur a très peu duré… La présentation était irréprochable mais, quant au comportement, ils étaient fixés à l’albero.

Nous n’avons vu qu’une bonne pique — ce qui est rare à Séville, car normalement nous n’en voyons pas —, celle de José Ney Zambrano à ‘Pleamar’, le premier opposant d’Eduardo Gallo.

Comme Rémi Monnier l’aurait écrit, Antonio Ferrera a laissé « le cœur au milieu » de la Maestranza, et les aficionados ont apprécié ses efforts. Sa première faena a été pleine de valeur et d’intelligence. Il devrait néanmoins savoir qu’il y a des toros auxquels il ne faut pas qu’il pose lui-même les banderilles — et, par là même, laisser les subalternes faire leur travail.

Eduardo Gallo est brave et courageux, mais quand il n’y a pas de toro il lui reste très peu à faire. Sur Leandro, mieux vaut ne rien écrire…

À la fin de la corrida, quand je suis allé chercher mon vélo, le concierge des Maestrantes est venu me blâmer d’avoir osé laisser pareil déchet devant la porte des nobles — sur le trottoir que nous avons tous payé avec nos impôts !

Los « casposos » maestrantes adorent sortir de chez eux et contempler le Guadalquivir. Il paraît qu’ils n’ont pas apprécié qu’une vielle bicyclette leur abîme la vue…


Texte et illustration Carlos Salgado