12 juillet 2013

Les voix du campo


« Tu vois, lui, il leur parle… Il parle à ses toros. Comme si c’étaient des enfants… »

Pour l’instant, c’est Thierry qui parle. Il me montre le mayoral de Cuadri, celui qui a la difficile tâche de remplacer José Escobar, le mythique cigar hero de « Comeuñas ». Personne ne connaît le nom du nouveau maître ès toros, mais il était déjà là avant. C’est comme ça que les choses se font chez Cuadri, avec respect, dans le calme et la continuité. La maison est bien tenue, le campo aussi. On ne court pas dans une arène. Ici non plus. C’est l’éloge permanent de la lenteur et de la sérénité. Du temple, rien que du temple. Le temple du temple.

Thierry reprend. Il a besoin de raconter comme on raconte les rêves, pour les revivre et s’en convaincre. Il est à deux doigts de se pincer : « Nous avons assisté à trois faenas de campo différentes. » Il faisait partie de l’équipe qui est allée embarquer les toros, leurs toros, ceux qu’ils ont attendus pendant un an. Ils ont roulé plusieurs jours, traversé l’Espagne de part en part en passant par le Portugal, et se sont dépêchés de rentrer pour entrapercevoir, dans la pénombre, la lourde masse des Cuadri qui tombent du camion. Le voyage est fini, mission accomplie, au lit !

Thierry raconte, encore et encore. On sent qu’il n’en revient toujours pas. Ses yeux brillent comme des calots. C’est pour vivre ces moments-là qu’il est entré à l’Adac, comme on entre en religion. En français, ça s’appelle l’afición.

« Tu vois, ça, mon poulet, ça vaut tout l’or du monde ! Dans chaque élevage, ils travaillent à l’ancienne. Ils font tout à cheval, une vraie faena campera chaque fois. D’abord, chez Escolar. Cette année, on a embarqué dans l’ordre inverse de la sortie en piste, les derniers en premiers et les premiers, les novillos de Yonnet, arriveront les derniers… au dernier moment. Tu me suis ?
— Oui, bien sûr ! Continue.
— Chez Escolar, donc, c’est Julián, le mayoral, qui bouge les toros, tout seul sur son cheval. Tout seul au milieu du campo avec ses cabestros. Il les dirige d’un côté, de l’autre. Il faut voir ça, c’est superbe ! Et chez Palha, ils ont construit un nouvel embarcadero. Ils l’ont construit sur un sol sableux, trop meuble… Pas bon, ça… pas bon du tout... Et ça n’a pas tenu. Un groupe de cavaliers est arrivé, poussant la camada plein gaz et, quand ils sont entrés dans la manga, l’entonnoir avant le corral, tu vois ? ça n’a pas fait un pli. Enfin, si, les toros ont tout plié. Plus de clôture… Un trou, mon pauvre ! Heureusement qu’il n’y avait que de bons cavaliers, sinon… Faut dire qu’avec ce foutu 802 et l’autre, là, le 98, ça ne rigole pas… Tu les a vus ?
— Oui, bien sûr !
— Alors, le mayoral a préféré changer d’endroit. Il nous a dit que les toros ne passeraient plus parce qu’ils avaient vu la faille, et que ce serait trop risqué. On s’est déplacé jusqu’à l’ancien embarcadero. Un endroit magnifique, une véritable carte postale ! Un paysage de toute beauté, près d’un lac, à l’abri des chênes-lièges… Là, mon poulet, c’est que du bonheur ! Tu imagines ?
— Oh, oui… j’imagine très bien. Continue, s’il te plaît.
— Et on a fini par Cuadri. C’est vraiment un Monsieur, Fernando. Simple, courtois, agréable, prévenant… Comme d’habitude, il a été parfait. Un grand monsieur ! Il est entré à cheval dans le cercado. Le mayoral l’a rejoint avec une parade de cabestros à couper le souffle… Faut voir ça ! Il faut vraiment voir ça… Et tout s’est passé tranquillement, à la voix et au pas, sans soulever un grain de poussière… Pas de gestes brusques, pas de cris… Juste à la voix. Le mayoral parle. Il parle à ses toros. Il leur dit des choses du genre : « Ces gens sont venus de loin pour vous voir, alors, du sérieux ! » ou bien : « Allez ! allez ! Et qu’on soit fier de vous, montrez-vous à votre avantage. » Tout ça avec un accent andalou rempli de grumeaux gros comme des olives… Que du bonheur ! Tu imagines ? Je me suis “bardé”, mon poulet… “bardé”* !
— J’imagine… j’imagine très bien ! Merci. »


* « Se barder » : expression typiquement typique, utilisée dans le vocabulaire courant des tribus autochtones du sud du pays vivant dans un triangle compris entre Arles, Beaucaire et Caissargues, grosso modo. Le sens profond de la formule varie peu. Il s’agit essentiellement de mettre en évidence un état de plaisir extrême. Souvent elle s’accompagne d’une interjection telle que « Oooooooh ! » immédiatement suivie de la ponctuation de circonstance « con », ce qui signale l’imminence du nirvana tauromachique. Exemple : « Oooooooh ! con, hier, aux arènes de Bouillargues (au hasard), on s’est bardé ! » Pour les circonspects, une traduction en français de France s’impose : « Hier, voyez-vous, mon ami, dans la Monumental de Bouillargues (toujours au hasard), je vous prie de bien vouloir excuser la trivialité de mon propos, nous avons pris notre pied ! » Capito ?


>>> Vous pouvez imaginer à votre tour les corrals de Céret de toros 2013 en cliquant sur « Ruedos ».

Image Les mayorales dans les corrals de Céret, juillet 2013 — JotaC