07 avril 2013

Les pieds dans le bac à sable


« Tiempo de tienta », a lâché quelqu’un au passage.

Cela voulait sans doute dire « froid devant ! », ou peut-être « l’hiver se rebiffe ! », ou encore « malgré l’heure qui s’avance et la lueur qui monte, on va sévèrement se cailler les miches, car le fond de l’air est frais, ce matin. N’est-il pas ? » Machinalement, les cols se sont relevés et les têtes ont suivi la course des nuages dans un ciel tourmenté. 

Debout pognes en poches, l’assistance s’est vite regroupée autour de la petite arène. Momentanément réchauffés par cet élan grégaire, tous se sont rangés à l’abri du vent, certes, mais à l’ombre. Seul, le vieux ganadero occupait son siège habituel au soleil. Le cavalier était en piste, les subalternes derrière les planches, le parterre de pingouins aficionados derrière le muret et les vaches derrière la porte. Tous derrière, tous derrière et personne devant. Au-dessus du toril, l’éleveur sur son trône tonnait. Il triturait un carnet de notes défraîchi, mâchouillait convulsivement un trognon de stylo, grognant à intervalles réguliers : « Mais qu’est-ce qu’ils font ?… Ils n’ont pas bientôt fini de se pomponner ! » Décidément, le vieil homme ne comprenait rien aux manières de la nouvelle génération. De tempérament paisible, cette attente interminable dans la froidure l’exaspérait. « Mes bêtes n’ont pas besoin de chichiteux malpolis et attardés. » Il est vrai que, d’ordinaire, son bétail était réservé à de rudes titis, pas aux gominés. Ils ont fini par se montrer…

« ¡Puerta! » Deux apprentis « torerrasses », deux novices parés pour le chic, pas pour les chocs. Verts comme l’espérance d’un printemps tauromachique que l’on nous vante constamment mais qui n’est pas prêt d’arriver. J’ai songé à tous les Fuente Ymbro que ces deux-là ne manqueraient pas d’« indulter »… Fatalement. Le froid est devenu mordant, la pluie pénétrante, la nostalgie insidieuse. J’ai pensé aux toros, au soleil, à Navalón, qui aurait eu quatre-vingts ans ces jours-ci. Et, je suis parti. 

« “Écrire et toréer”
Hier soir, en quittant l’arène de tienta de “Terrones”, j’ai senti le froid qui me saisissait par la plante des pieds en s’engouffrant directement depuis la terre. Mes bottes de baroudeur venaient de rendre l’âme, crevées d’avoir longtemps buté sous les chênes, d’avoir parcouru tant d’enclos, d’avoir surtout autant piétiné pendant les bregas et les tentaderos quand les pieds atteignent cette incroyable mobilité qui naît de la peur, de l’impatience ou de l’ardeur d’un combat obstiné avec une vache accrocheuse. Ce fut hier la première belle journée de campos. Le sol de la piste commençait à sécher et un soleil quasi printanier nous laissait toréer en bras de chemise. Jusque-là, nous avions connu vingt jours de vents porteurs de pluies et même une matinée neigeuse. Le froid engourdissait nos doigts qui agrippaient la muleta lors des faenas, et nous les réchauffions en soufflant dans nos mains pour éviter qu’ils ne gèlent. » Extrait de Viaje a los toros del sol, Alfonso Navalón, Alianza Editorial, Madrid, 2005, p. 19.

À quoi bon ressasser le passé quand l’avenir tapote le baromètre. Il est grand temps que le sable séchauffe.