31 janvier 2012

Lidier les augures


MARÍA DEL SAGRARIO HUERTAS VEGA (Santa Coloma par Huertas et Sotillo Gutiérrez - AGL), finca « El Chorro » à Calzada de Oropesa (Tolède).

Vaches de María del Sagrario Huertas © Laurent Larrieu/Camposyruedos.com
C’est étrange comme vont les choses. À l’autre bout du monde, dans l’atmosphère moite de la forêt équatoriale, une mamie au museau de cochon prophétisait l’air de rien, c’était son gagne-pain, un avenir ombreux à José Pedro Prados Martín 'El Fundi'. Rongée de points de suspension, grignotée de silences, elle avait balancé ça, à quelque chose près : « Un aigle… Je vois l'ombre d'un aigle qui plane, l'œil étincelant et vif, porté sur l'horizon, la hauteur d'un souverain, et la quiétude d'un combattant résigné à ce qu'il sait faire de mieux : souffrir. Il luttera ardemment… pour l'honneur… La belle affaire… Chanceux, et riche, oui, mais… cela ne durera pas… Honneur à la con… Il ne devrait pas provoquer la mort avec tant d'arrogance et d'audace, tu sais… Il a l'air de le faire souvent… trop… mais… il va se faire mal… Je vois le triomphe, la gloire, le bonheur d'un roi, ça oui… mais je vois aussi le drame, les larmes et la tristesse des hommes… Quelque chose dans son regard qui ne va pas… Ça ne me plaît pas… tout finira mal, gringo, tout finira mal… » (Lire « Mauvaise blague » d'El Batacazo.)
C’était en 2009, il y a longtemps maintenant. Je ne sais pas ce que le diable a fait de Dona Colo aujourd’hui même si j’imagine aisément qu’elle porte toujours ses « pousses de piments rouge vif […] aux oreilles pour épouvanter les esprits malins ». J’ai envie de penser qu’elle trône encore dans « les cordes de lumière » du « Mercado Ver-o-Peso de Belém » à la façon d’un personnage des romans de García Márquez qui ont grandi sous la dictée de la vie qui rigole malgré tout et de la magie qui ressemble à Dieu certains soirs. Dona Colo aime-t-elle connaître le fin mot de ses oracles ? Peut-être pas je me dis. Moi je n’aimerais pas je crois, même avec des piments accrochés aux esgourdes. Après tout, elle ne saura jamais que le Fundi a survécu et que les « larmes des hommes » ont séché.

Tienta chez María del Sagrario Huertas © Joséphine Douet
Ils ont tous cru qu’il y était passé. C’est le fils de María del Sagrario Huertas qui nous l’a raconté. C’est un mec jeune, brun et poilu, un mec qui doit se raser au moins deux fois par jour pour situer le niveau de la chose. Ça s’est passé chez lui et devant ses yeux l’accident du Fundi alors il sait de quoi il parle et il en parle, comme de ses toros, avec beaucoup d’assurance et une voix rocailleuse. Il a montré du doigt l’endroit où le Fundi a chuté. Franchement, chez lui tout est plat et immense alors être catégorique est impossible. C’était par là au milieu de l’herbe et c’était aussi précis qu’un présage. Le cheval du Fundi s’est effondré, lui avec, et il n’a plus bougé. Ça s’est déroulé simplement, comme une chute de cheval. Le Fundi s’en est sorti ainsi que des cornadas de l’été qui a suivi. Ce qu’avait annoncé Dona Colo s’était finalement déroulé mais seulement à moitié en vérité car tout n’a pas mal fini mais cela aurait pu. Dona Colo ne pouvait pas savoir de toute façon, toute divinatrice qu’elle fût, que cette terre au pied des sommets de Gredos n’aimait pas que les choses finissent mal. C’est ainsi. Il n’y a rien là-dedans d’étrange ou de surnaturel, rien ne relève de la science-fiction ou du conte féerique, si peu en tout cas. Le Fundi n’est pas mort ici et a survécu et le fils de María del Sagrario Huertas élève les dernières survivances de la ganadería de Sotillo Gutiérrez. On les croyait morts eux aussi et voilà qu’ils renaissent sur l’herbe rase et plate des environs d’Oropesa. Personne ne semble le savoir même si c’est faux. La vérité, c’est que ceux qui le savent s’en moquent et feront même tout pour l’oublier. Le Sotillo Gutiérrez aujourd’hui, car le fer et l’élevage existent encore, c’est du Domecq. Ça doit prendre cent passes sans trop rechigner et mourir en s’asseyant gentiment.
Ce n’est pas ça qu’élève le fils de María del Sagrario Huertas. Lui a racheté ce qui restait du vieux Sotillo Gutiérrez, celui qui justifiait le fer en forme de dague, l’Albaserrada croisé de Buendía, mâtiné de Gamero Cívico et hérité de son père Esteban Hernández par Venancia en 1953, la sœur des Hernández Pla. Le monde est petit et se résume souvent à une affaire de famille.
Sous les squelettes de fer des lignes haute tension, les vaches grises aux reflets roux broutent l'herbe sur laquelle le Fundi n'est pas mort mais presque. Elles sont comme lui, pas mortes mais presque et le soleil qui s'endort sur l'Estrémadure les transforme avant la nuit en d'étranges formes noires que l'on imaginerait sans difficulté se mettre à hurler sous la lune, comme des esprits en errance. Pas morts mais presque comme le Fundi qui fait sa despedida en 2012. On meurt un peu quand on s'en va. Les prédictions, elles, ne meurent pas sur une herbe prompte aux secondes naissances, il reste un an au Fundi pour lidier les augures de Dona Colo et les mettre à mort car, à la fin, il faut une mise à mort.

>>> Un grand merci à Joséphine Douet qui nous a proposé une galerie de superbes photographies prises en 2011 lors d'une tienta chez María del Sagrario Huertas. À voir sur le site www.camposyruedos.com, rubrique CAMPOS.

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Retrouvez également une galerie consacrée à cet élevage sur le site www.camposyruedos.com, rubrique CAMPOS.

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Pour plus de renseignements sur l'élevage : www.terredetoros.com.