17 décembre 2006

Quite du lupanar


L'Espagne de nos parents et grands-parents, ce n'était pas que les toros, le flamenco et les tapas. C'était ça, aussi. Il y en a même des plus contemporains, parmi nos lecteurs, qui se reconnaîtront...

"C'étair un bordel d'Alicante. Le seul recommandé par le concierge de l'hôtel. La maquerelle présenta son maigre cheptel, trois putes grasses, l'une en peignoir douteux, l'autre aux chairs écrasées par un corset, la troisième en jupe courte découvrant deux colonnes, qui traversèrent sans un sourire la petite salle à manger-salon au milieu de laquelle un vase vide en forme de flûte s'emmerdait sur une nappe de dentelle, ronde et pas plus grande qu'une assiette. Quoi de plus solitaire qu'un vase de verre blanc en forme de flûte et aux lèvres roses sur une table de bordel alicantin, qui brillait pourtant avec une bonne volonté appliquée ? Efflanqué, le vase. Monceaux de viande blanche, les filles. Trois banderilleros et moi. Eux, l'oeil cupide et affamé. Moi, l'oeil vague sous la paupière basse. Que ces dames furent trois gorgonnes blêmes montées sur talons rouges, n'épouvantait pas mes trois amis. Au contraire. Le mâle ibère, en ces années-là, aimait l'abondance charnelle et quand il feuilletait les "revistas con pelo" (revues avec du poil, sic) achetées en France - et interdites en Espagne - il fallait que les donzelles photographiées eussent des poitrines au moins à la Mae West et des croupes de percherons pour provoquer des sifflets d'admiration. Cà, c'est une belle femme ! Là, il y a des ressorts et tu ne vois pas les os ! [...]
Le plus vieux des banderilleros déclara qu'il prendrait Carmen, celle au corset, la plus lourde.
- Et vous, les deux autres ? Pepita et Teresa ?
- Non, Carmen.
Etonnée, la maquerelle me demanda :
- Et toi ?
- Non, merci, j'attendrai, je...
D'un geste, je désignai le salon, la fenêtre au store baissé, Alicante, l'Espagne, la terre entière, le néant où tout est chaste.
[...]
Chère Carmen aux yeux de veau, où es-tu ?"


Jean Cau, Le roman de Carmen.