Paco Cano se lança entièrement dans la photographie taurine à partir des années quarante (1942). Faire le compte du nombre de clichés qu'il fit donne le vertige ; lui-même le déclare.
"Calculez que je vois environ cent quinze corridas par temporada et que je fais quatre ou cinq pellicules par tarde. Si vous faites le compte du nombre de photos, ça tourne autour du million... beaucoup en tout cas. Je crois que j'ai la meilleure archive photographique d'Espagne actuellement".
Tout au long de l'interview, Cano parle peu des toros mais beaucoup des toreros qu'il fréquenta au plus près car "à cette époque les toreros appelaient un photographe quand ils avaient besoin de photos et on restait 15 ou 20 corridas avec eux. J'ai voyagé avec pratiquement toutes les figuras. Avec Pepe Luis (Vázquez), Cagancho, Luis Miguel (Dominguin), Parrita, Ortega... Parrita fut un ami intime, on avait commencé ensemble, nous nous entraînions dans la placita de Marcelino qui était à une centaine de mètres de Las Ventas".
Le photographe est friand d'anecdotes et semble être très fier d'avoir pu fréquenter les personnages les plus illustres de son temps. Il évoque les actrices Ava Gardner, Ryta Hayworth, le réalisateur Orson Welles mais également le caudillo lors d'une fête organisée à El Toruño, chez Guardiola, au sujet de laquelle il se souvient qu'"à un moment, Arruza me prit l'appareil et dit : "Maintenant, que torée le photographe !". Je fis un quite et Franco me félicita".
Cependant, un souvenir, douloureux, est récurrent au milieu du flot des mots. Linares, 28 août 1947. "J'accompagnais Luis Miguel Dominguin. On ne se parlait plus à cause d'une histoire de factures jusqu'à ce que l'on se rencontre à El Pardo lors d'un festival qu'organisait Doña Carmen Franco. Il me prit à part et me dit que tout était réglé et que je devais le suivre pour le voyage. La première corrida fut précisément celle de Linares. Le matin, j'ai été aux arènes voir les toros, avant l'apartado. Après, je me souviens que je suis allé à l'hôtel Cervantes ; je me souviens qu'il y avait une grande discussion devant la chambre de Manolete [...]".
Cano faillit ne pas assister à la corrida l'après-midi, en tout cas depuis le callejón. "Un délégué ne voulait pas me laisser passer mais le gouverneur intercéda en ma faveur". La corrida terminée, il envoya les pellicules à Madrid comme le lui avait demandé Don Antonio Bellón dans le train. Evidemment, à cause de l'accident mortel de Manolete blessé par le toro 'Islero' de Miura, les photos furent très demandées et prirent de la valeur.
"Chez moi, c'était un défilé de journalistes qui voulaient m'acheter le reportage. Il fut publié en partie dans "El Ruedo" et "Digame". Je me souviens qu'ils voulaient me les payer 20 duros, je refusais. J'ai même cherché un avocat mais nous arrivâmes à un accord. Celui qui se comporta le mieux fut K-Hito qui me paya ce que je désirais".
D'ailleurs, toutes les photos ne furent pas publiées à l'époque et Cano revient sur l'une d'elles : "cette photo m'a coûté une fortune. Des personnalités du monde entier voulaient me l'acheter, même Lupe Sino. Ils venaient à la maison pour la voir et chaque fois je devais ouvrir une bouteille de vin et offrir des pinchos. Elle était comme mon trésor professionnel".
Pour Cano, Manolete fut son meilleur sujet. Il vante son naturel et la droiture qu'il avait face au toro. Cependant, il avoue aussi son admiration envers Luis Miguel dominguin : "J'ai une anecdote intéressante à son sujet. On m'appela pour faire un reportage à l'un de ses retours d'Amérique. Nous étions entourés de diverses personnalités et amis, et, en trinquant, un invité dit à Luis Miguel : "Oye, Miguel, quel bon ami tu as avec Canito ! Combien il t'aime !" Celui-ci lui répondit : "Non, attention! Canito n'est pas net !" Le silence se fit et tout le monde me regarda.
Je compris ce qu'il voulait dire et je l'expliquais aux convives : "Ce n'est rien. Luis Miguel a raison, il sait pourquoi et moi aussi. Je suis partisan de Manolete. Nous étions amis, je l'admirais mais j'étais partisan de Manolete."
Cano est peu prolixe sur les toreros et le monde des toros actuel. Il semble, dans l'interview, être figé dans sa mémoire. Quand on le croise parfois lors de certaines férias espagnoles qu'il continue de couvrir, on reste pantois de sa vitalité et de ce grand sourire collé sur ce petit corps. Photographe de l'instantané, ses photos ne sont pas, à mon sens, de grandes oeuvres d'art (comparées évidemment à d'autres maîtres de la photographie taurine) mais son oeuvre est pour le moins impressionnante, une somme pharaonique dans la focale de l'Histoire.
Aplausos, n° 496, 30 mars 1987.
Aplausos, n° 497, 6 avril 1987.
Les deux dernières photographies sont extraites d'un journal de l'époque, celle de droite est de Cano.